Google.org, l'empire du Bien

Ex-hippie, ex-médecin du Grateful Dead, ex-épidémiologiste, ex-homme d'affaires, Larry Brilliant est aujourd'hui à la tête de Google.org, la future plus grande fondation philanthropique du monde.
par Olivier Seguret
publié le 9 février 2008 à 14h00
(mis à jour le 9 février 2008 à 14h18)

Au siège parisien de Google France, la cantine est placée dans une demi-rotonde haussmanienne donnant pleins feux sur la place de l'Opéra, et les ors éblouissants de la façade du théâtre lyrique viennent frapper les assiettes du réfectoire new age. Juste à côté se niche la «salle Hitchcock», où Larry Brilliant reçoit, à l'ombre d'une affiche originale de Vertigo .

Avec ceux de Sergey Brin et Larry Page (les deux fondateurs de Google) et celui de Eric Schmidt (son actuel PDG), Larry Brilliant, 63 ans, est le quatrième nom important à connaître pour tous ceux qu'intéresse, fascine, intrigue, inquiète ou amuse l'invraisemblable ascension de l'hydre Google. Il a été embauché il y a deux ans pour piloter la fondation philanthropique Google.org , qui promet de devenir l'une des plus importantes au monde, sinon la première.

Il n'y a pas tellement de mots d'aujourd'hui pour définir et qualifier la personne de Larry Brilliant. Il y a des mots d'hier, avec le risque de malentendus précieux qu'ils colportent: gentilhomme, humaniste, belle âme, bienfaiteur... Son profil et ses activités nous condamneront sans doute à inventer bientôt les mots de demain pour mieux appréhender ce nouveau capitalisme qu'il entend incarner et dont le mot d'ordre, gravé au frontispice de la compagnie californienne, commande de ne pas faire le mal ( «Don't be evil» , slogan officiel de Google depuis sa naissance).

La feuille de route de Larry Brilliant tient en six mots: «Make the world a better place» («Rendre le monde meilleur») . Pour ce faire, il a d'abord eu carte blanche pour embaucher qui il voulait: «Environ 45 personnes, l'un des meilleurs moments de ma vie: choisir une équipe avec laquelle me bagarrer. Ce n'est pas facile puisque j'ai pris les meilleurs, les plus intelligents. Quand on travaille, on dirait une réunion d'esprits français: on se dispute, on argumente toute la nuit... Mais on ne fume pas!» Ensemble, ils ont identifié un millier de causes et terrains d'action possibles au service de l'humanité. Puis, ils en ont arrêté cinq, aussi fondamentaux que prioritaires à l'échelle mondiale et qui forment l'axe stratégique de Google.org tel qu'il a été exposé publiquement la semaine dernière: l'emploi (aide aux petites entreprises), l'efficacité des services gouvernementaux (ingénierie sociale offerte aux états), l'environnement (inventer une énergie verte moins chère que le charbon), les transports (accélérer la commercialisation de véhicules propres) et enfin la prévision et la prévention des désastres sanitaires et catastrophes biologiques (barrer la route aux sidas et grippes aviaires du futur).

Ce dernier point rejoint les compétences directes de Larry Brilliant, qui a connu plusieurs vies avant celle de sauveur planétaire. Epidémiologiste de renom au sein de l’OMS, où il a très largement contribué à l’éradication de la variole, il a aussi créé la Selva Foundation, qui a permis d’éviter que des millions d’habitants du tiers-monde ne deviennent aveugles.

Avant cela, Larry Brilliant, fils d'un Biélorusse et d'une Américaine, aura connu une jeunesse haute en couleurs psychédéliques. Archétype du babyboomer américain, il a participé à tous les mouvements de son époque: tandis qu'il menait ses brillantes études, Larry était aussi hippie, militant antiraciste, pour les droits civiques et contre la guerre du Vietnam. Il a joué le rôle d'un médecin dans un film consécutif au festival de Woodstock, où il s'était naturellement rendu. Le cachet du tournage consiste en des billets d'avion pour l'Inde, où il ne partira que plus tard, en compagnie de Jerry Garcia, leader charismatique des Grateful Dead, dont il devient le médecin personnel et dont il garde toujours au fond de la poche un précieux cadeau: une cravate à pois jaunes aux armoiries du mythique rock band . En Inde, il croise Mia Farrow poursuivie par un yogi priapique et se retrouve voisin d'ashram des Beatles, à l'époque où ils découvraient le sitar. Ayant rencontré son propre gourou (qu'il partagera plus tard avec Steve Jobs, le patron d'Apple), Brilliant va passer dix ans en Inde, acharné dans sa mission médicale.

Avant de fonder aux Etats-Unis des cliniques gratuites pour les plus démunis, il visite le monde pour juger sur pièces les systèmes de santé: Paris, Moscou, Helsinki, Istanbul... Larry nourrit là sa connaissance universelle de la situation sanitaire. Avec un associé, il lancera aussi plus tard une compagnie high-tech, The Well, que certains considèrent comme le prototype des réseaux sociaux communautaires. Tandis qu’avec son épouse Girija, il crée plusieurs sociétés dans la Silicon Valley, et élève trois enfants.

La grande particularité de Google.org par rapport aux autres entreprises philanthropiques comme la Bill and Melinda Gates Foundation, c'est qu'elle est susceptible de faire des profits et de payer des impôts. Mieux: elle est alimentée par un prélèvement de 1% sur les bénéfices et les actions du titre, que cela plaise ou non aux actionnaires. «Nous espérons qu'un jour l'institution Google.org éclipse la société Google elle-même en termes d'impact mondial, en affectant aux plus grands problèmes du monde les ressources et innovations nécessaires» , écrivaient les altruistes fondateurs du moteur de recherche avant son introduction triomphale à la bourse de New York en avril 2004.

Ce «contrat social» d'un nouveau type ainsi que Brilliant le qualifie, préfigure-t-il un nouveau capitalisme? Profondément à gauche, Brilliant préfère pourtant envisager la question en termes moraux plutôt que politiques. «Je considère que le business est un moteur dont le but est l'emploi et non la charité. J'ai toujours été un peace-maker. Lorsque j'avais 17 ans, Martin Luther King est venu dans le Michigan pour un meeting. La salle pouvait accueillir 3000 personnes, nous n'étions hélas qu'une grosse vingtaine. Lorsque Luther King a vu ça, il nous a tous fait monter sur scène, où nous nous sommes assis avec lui pour une discussion sans fin et magnifique dont aucun des jeunes participants n'est sorti indemne. Nous étions tous profondément changés.» Lorsque ses amis de la gauche radicale américaine commencent à parler de lutte armée, Brilliant les abandonne: «Jamais ça» . Aujourd'hui, c'est de l'intérieur du système qu'il mène une mission qu'il juge révolutionnaire, même s'il s'affiche modeste et se défend de tout messianisme: «Je crois en la vertu de l'honnêteté intellectuelle: regarder les choses comme elles sont et utiliser au mieux les forces du marché pour agir efficacement» .

Le talent le plus étonnant de Larry Brilliant est sans doute celui de nous faire croire à cet espoir ténu que quelques milliardaires américains très bienveillants pourraient changer la face du monde. Mais qui n'en aurait envie? Il ne manque pas d'arguments pour en convaincre ses interlocuteurs, et son CV parle pour lui. Il disposera de surcroît des moyens correspondants à sa colossale ambition. Le plus dur reste à faire? «Oui, mais le plus beau aussi».

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