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Libération
Critique

L’idéal au chausse-pied

Utopie. Portrait du phalanstère paternaliste lorrain de la marque Bata.
par Eric Loret
publié le 19 novembre 2008 à 6h51
(mis à jour le 19 novembre 2008 à 6h51)

Bienvenue à Bataville n'est pas tout à fait un documentaire. C'est plutôt le film qu'on attendait sur la fin du travail en tant que valeur, et qui n'en redeviendra jamais une parce qu'on s'est trop foutu de nous. Jusqu'à sa fin en 2001, Bataville a été une des cités ouvrières les plus achevées, la vie sociale y ayant pour seule et unique fin l'usine Bata.

Propagande. En 1932, Tomas Bata, fabricant de chaussures, implante ce monstre fonctionnaliste au milieu d'un désert lorrain, sur le modèle de sa cité de Zlin en Tchécoslovaquie, et lui donne son nom. L'usine est bien vite entourée de logements, puis d'un complexe sportif, de salles de spectacle, d'une école. Il y a aussi un journal nommé Bataville, à la prose proprement totalitaire : «Entraînez-vous, développez votre physique. Fortifiez la race. Nous voulons, à Bata, une jeunesse forte et saine.» Le «chef», Jan Bata, y développe sa vision de l'humanité : «Une femme discrète, un homme agréable.»

Les loisirs ne sortent pas de Bataville (Sporting-Club, harmonie…). Toute la famille travaille, habite, mange, respire Bata. Racontée en voix-off par l'ombre de Tomas Bata et volontairement kitsch, l'épopée de ce phalanstère capitaliste est illustrée de témoignages et de quelques documents de propagande batavienne. Malgré le cauchemar paternaliste que représente Bataville, on n'est guère surpris de constater que ses habitants étaient heureux. Une ouvrière avoue même que travailler était comme «aller au bal». Il faut dire qu'outre les avantages en nature, les cérémonies de remises de prix (une montre en or pour vingt-cinq ans de bons et bata services), le système roulait sur les hauts salaires et l'intéressement, si bien que, comme insiste un chef du personnel, chacun «était rémunéré conformément au travail réalisé».

Aliénation. Sans regretter l'aliénation de cette utopie patronale, on comprend comment le capitalisme a pu bénéficier, dans sa phase industrielle, d'une certaine crédibilité, lorsqu'on pouvait encore être payé en fonction d'un travail quantifiable. Et l'on comprend aussi pourquoi, depuis qu'on est payé dans la société de com qui est la nôtre, conformément au vide qu'on produit (puisque, malgré l'impossibilité de quantifier le néant, les plus hauts salaires reviennent à ceux qui sont capables de transformer leur activité en pur vecteur, en tautologie sans résidu), il n'y a plus, malgré les suppliques gouvernementales, de «valeur travail». Il n'y a plus, comme l'écrivent le Comité invisible dans l'Insurrection qui vient ou Joachim Zelter dans Chômeurs Academy, que de «l'employabilité» étendue à toute l'existence de l'individu. La marchandise désormais produite, c'est l'humain, qui doit se tenir prêt à être utilisé à tout moment. Bataville n'a donc pas disparu. Elle s'est seulement globalisée.

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