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Libération

L’ogre qatari à la conquête du monde… et du foot français

par Raphaël GARRIGOS et Isabelle ROBERTS
publié le 23 novembre 2011 à 11h46

À la conquête du monde

En boucle sur Al-Jezira : «15 ans… L'information. L'opinion. La conscience.» En plus des dizaines de spots à sa gloire diffusés à l'antenne, la formule, un brin mégalo, en dit long sur l'état d'esprit de la chaîne, sûre de sa force de frappe médiatique et de son influence.

Pour les festivités, lancées le 1er novembre, Al-Jezira a fait les choses en grand : un millier de convives, des discours, des concerts -- et un moment fort : un hommage aux mères des martyrs Mohamed Bouazizi (Tunisie) et Khaled Said (Egypte), qui ont reçu des micros dorés… Chacun appréciera le goût, mais le groupe qatari semble couvrir d’or tout ce qu’il honore ou convoite.

Après le lancement, en 2006, d’un canal en anglais destiné aux élites occidentales et asiatiques, avec ses quatre centres régionaux -- Doha, Londres, Washington et Kuala Lumpur -- et plus de 1 000 salariés, le groupe s’est mis au serbo-croate depuis le 11 novembre avec Al-Jezira-Balkans ; les trois chaînes d’info revendiquent une audience, invérifiable, de plus de 250 millions de personnes. Dans les cartons, une chaîne en langue turque qui lui ouvrirait les portes d’un marché de 70 millions de téléspectateurs et, au-delà, de l’Asie centrale (Doha serait, en outre en négociation avec le magnat des médias local Erol Aksoy pour le rachat de sa chaîne Cine 5). En attendant l’ourdou et le swahili, qui devraient bientôt suivre.

Mais l’info n’est que la face «prestige» d’un groupe qui comprend, en plus, une chaîne de documentaires, une autre destinée aux enfants et un bouquet sportif de vingt chaînes à l’appétit particulièrement vorace en matière d’achats de droits de diffusion. Et c’est sans compter un think tank, et un forum de réflexions sur les pratiques journalistiques, sans doute appelé à devenir une école de formation. Les 400 millions d’euros de budget estimés l’année dernière semblent déjà largement dépassés tant le bailleur de fonds, le Qatar, paraît plutôt insensible à la dépense. A ce rythme, la concurrence va avoir du mal à suivre, qu’elle soit arabe (Al-Arabiya), anglo-saxonne (Sky News) ou étatique (France 24, Russia Today).

La BBC, qui se débat dans un plan de réductions de dépenses sans fin, pourra se consoler en s’attribuant une petite paternité à l’œuvre : en 1996, une équipe de son service Moyen-Orient était débauchée par un émir du Golfe pour le lancement d’une petite chaîne d’infos en langue arabe.

À la conquête du foot

De la place Tahrir au gazon, il n’y a qu’un pas, qu’Al-Jezira a franchi le 23 juin : pour 90 millions d’euros par an, autant dire une paille, et en même temps qu’il rachetait le PSG, le groupe est entré dans le club fermé des détenteurs de droits du foot français. Canal + se taille le gros du bifteck avec 420 millions d’euros pour les meilleures affiches et quatre magazines, mais Al-Jezira a décroché deux matchs par journée de championnat, le vendredi soir et le dimanche après-midi. Reste à trouver la vitrine qui diffusera ces rencontres.

L'homme à la manœuvre est un vieux routier, à la fois du foot (il a dirigé le PSG) et du sport à la télé (il a été chef des sports à Canal + et à France Télévisions) : Charles Biétry, bombardé M. Al-Jezira Sports en France. Contacté par Libération , Biétry est peu causant. Refuse de confirmer ou d'infirmer quoi que ce soit. «L'idée, c'est de créer une chaîne» , admet-il du bout des lèvres. Ce qui semble exclure de facto le rachat d'une télé existante. Car on prête à Biétry de discuter avec Orange, pour racheter Orange Sport, sa chaîne désormais caduque maintenant que l'opérateur n'a plus de droits sur les matchs de Ligue 1. On lui prête aussi de voir plus grand en ne visant rien moins qu'Eurosport, filiale de TF1. La chaîne s'affiche dans près de 60 pays et, surtout, elle est présente sur l'ensemble des réseaux en France : câble, satellite, ADSL. Tout le boulot serait ainsi déjà fait, mais là encore Biétry ne confirme pas.

Quant au nom de la chaîne, «ce ne sera sans doute pas Al-Jezira , indique-t-il. Elle aura son nom à elle» . Là, Charles Biétry «cherche un immeuble» . Un «lieu prestigieux» , ainsi que l'écrivait vendredi le Parisien ? «Je suis un vieux Breton près de ses sous , grommelle-t-il. J'ai un budget et je vais le respecter : ce n'est pas parce qu'Al-Jezira Sports France est proche d'un pays riche qu'il y a un tonneau où puiser de l'argent.» À l'écouter, il n'a pas encore constitué d'équipe, si ce n'est Thierry Schluck, un ancien directeur de CanalSatellite : «Je constituerai une équipe quand je saurai de quels droits je dispose.»

Car voilà, Al-Jezira pourrait bien ne pas se cantonner à quelques droits de la L1 française. Via sa chaîne satellite Al-Jezira Sports qui émet vers le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord, le groupe détient déjà l'exclusivité des droits pour l'étranger de la L1, de la Ligue des champions ainsi que ceux des principaux championnats européens. Selon le Parisien , Team Marketing, qui commercialise les droits télé des compétitions organisées par l'UEFA, a remis l'appel d'offres de la Ligue des champions, non seulement aux détenteurs actuels TF1 et Canal +, mais aussi à Al-Jezira. Et d'autres voient déjà le groupe tenter de rafler à Canal + les droits des championnats anglais, allemand, espagnol et italien. Biétry ne dit rien : «Je travaille en souterrain.»

Paru dans Libération du 22 novembre 2011

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