La «Cité du mâle», bobards en barres

par Isabelle Hanne
publié le 19 décembre 2010 à 14h19
(mis à jour le 19 décembre 2010 à 14h28)

Dire qu'il n'a pas été très bien accueilli est un euphémisme. Quand Ladji Real s'est rendu à la Cité Balzac, à Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne), pour expliquer aux habitants son projet de contre-enquête, beaucoup lui ont tourné le dos. Son matériel de tournage s'est même volatilisé pendant plusieurs jours… avant d'être restitué après de longues discussions. Caméra et micros ont ravivé auprès des habitants le malaise créé par la Cité du mâle , ce documentaire caricatural et ultraspectaculaire de Cathy Sanchez sur le sexisme à Vitry-sur-Seine, où est morte Sohane Benziane en 2002, brûlée vive dans un local à poubelles. D'abord déprogrammé fin août suite aux protestations d'une collaboratrice qui dénonçait «un reportage instrumentalisé et bidonné» , le docu est finalement diffusé avec quelques petites modifications fin septembre sur Arte, et très unanimement critiqué.

Documentariste de 29 ans, auteur de Quand la bêtise brûle l'ignorance , sur les huit mineurs qui avaient incendié un bus à Marseille en 2006 et gravement blessé une étudiante, Ladji Real a bondi devant la Cité du Mâle . Et décidé très vite d'aller à Vitry mener sa contre-enquête. Sur place, il découvre l'ampleur des erreurs factuelles du documentaire, qui, entre autres, montre la démolition d'une tour de la cité et la présente, à tort, comme celle où Sohane a été tuée ; dit d'un jeune homme qu'il est un habitant de la cité, chef de famille depuis la mort du père alors qu'il est le petit dernier et vit dans un pavillon ; décrit deux jeunes en glandeurs et délinquants patentés, alors qu'ils travaillent et ont un casier vierge, etc.

Il découvre également l'ampleur des «dégâts auprès des habitants, traumatisés : ils étaient tous, à la fois, très remontés et démunis» . Après la diffusion du documentaire, quatre jeunes sont même allés menacer de mort les salariés de Doc en Stock, la boîte de production de la Cité du Mâle . Ils ont depuis été mis en examen.

Les protagonistes du documentaire, après avoir été convaincus par Ladji Real qu'une contre-enquête était «le meilleur moyen de donner leur version» , lui détaillent les réponses tronquées, les questions modifiées au montage, les manipulations des entretiens… Okito par exemple, jeune majeur qui tient dans la Cité du Mâle des propos d'une violence et d'une bêtise inouïe, a été interviewé par Cathy Sanchez «pendant quatre jours, à raison de trois heures par jour» , raconte le documentariste. Sa contre-enquête revient sur la fabrication du film, sur toutes ces erreurs, «tout en apportant de la hauteur sur le traitement médiatique de la banlieue» . Pour aborder ce thème du sexisme en banlieue, Cathy Sanchez se contentait «de donner la parole à deux ou trois gamins désocialisés» .

Accompagné d'Ager Oueslati, une amie journaliste qui connaît bien le quartier, Ladji Real refait les entretiens et part rencontrer sociologues, associatifs et spécialistes. «Le sexisme existe en banlieue, comme il existe à l'échelle nationale. Mon travail n'est pas d'en nier l'existence, mais de comprendre pourquoi on veut territorialiser et racialiser le sexisme et l'homophobie. Quelle est l'intention derrière ? Qu'est-ce qui motive certains médias à vouloir noircir l'image de la banlieue ?» s'interroge le documentariste. L'enjeu de son propre film est également de comprendre comment des jeunes avaient pu tenir ces propos terrifiants, «avec une telle décontraction, devant la caméra» .

Le montage final du documentaire, titré provisoirement la Cité du mâle, ou la banlieue fabriquée par les médias, sera prêt «sans doute mi-janvier» , promet Ladji Real. Il n'a pas encore de diffuseur, mais, sourit le jeune homme, «pourquoi pas sur Arte» ?

Paru dans Libération du 17 décembre 2010

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