La Sacem à découvert

Dans un secteur en crise, la Société des auteurs-compositeurs de musique affiche pour la première fois en 2006 une croissance négative et doit imaginer des modèles de collecte adaptés aux nouveaux supports de diffusion.
par Christophe Alix
publié le 20 juin 2007 à 8h25

C'est une institution de la République. Une marque de fabrique du droit d'auteur à la française, de son exception et de sa diversité culturelle, disent ses défenseurs. Une sorte d'Etat dans l'Etat, trop lourd, trop coûteux, dépassé par l'évolution d'un secteur en plein chamboulement, répondent ses détracteurs.

La Société des auteurs-compositeurs et éditeurs de musique (Sacem) existe depuis 1851 pour défendre les intérêts de ses 110 000 sociétaires. Elle est chargée de percevoir en leur nom les droits d'auteur, avant de les répartir en fonction du «poids musical» de chacun. Jusqu'à cette année, ce baromètre géant de l'économie de la musique - il en gère 70 % des rentrées de droits - avait résisté à la crise profonde qui frappe le secteur. Sur la période 2000-2005, les sommes réparties aux ayants droit avaient encore progressé de 28 % : la vigueur de certaines activités (diffusion et reproduction d'oeuvres dans les médias et les lieux publics, sonneries de téléphones portables) réussissait à compenser la dégringolade des droits issus de la vente de CD et de DVD. Ce temps est révolu. Pour la première fois depuis 1992, la Sacem affiche une croissance négative en 2006, comme elle l'a révélé hier au cours de son assemblée générale annuelle. Soit - 0,2 % de perceptions, à 755,9 millions d'euros.

Enorme machinerie

«La crise risque de durer plusieurs années, prévient Bernard Miyet, un diplomate ancien patron des Casques bleus à l'ONU, qui préside aux destinées de cette énorme machinerie depuis six ans. C'est d'ailleurs paradoxal, puisque jamais sans doute on a écouté et consommé autant de musique.» C'est depuis toujours la raison d'être de la Sacem : faire payer pour la diffusion et l'écoute de musique, de toutes les musiques du monde ou presque - le Vietnam est l'un des rares pays à ne pas avoir de société d'auteurs - issues d'auteurs et de compositeurs vivants ou morts depuis moins de soixante-dix ans.

Pour se convaincre de cette omniprésence de la musique, il n'y a qu'à aller faire un tour dans le «réseau». Le réseau, c'est une des fiertés de la Sacem, qui en fait une société d'auteurs unique au monde. Environ 700 personnes y travaillent, sur les 1 500 salariés que compte la maison. Réparties dans 82 délégations régionales, elles sont chargées de vérifier que les 400 000 lieux permanents et 315 000 occasionnels qui diffusent de la musique en France s'acquittent des droits d'auteur. «On nous appelle parfois la police de la musique, s'amuse Thierry Petrus, de la délégation de Paris-Nord. Mais, en général, ça se passe bien. En vingt-quatre ans de Sacem, je n'ai été malmené qu'une seule fois.»

En vrac, la tournée du jour amène notre oreille du réseau chez un jeune disquaire vintage du IXe arrondissement pour y percevoir 83,46 euros d'autorisation de diffusion annuelle, dans un club échangiste «à ambiance musicale» de Pigalle (193,05 euros), un bar tabac branché sur la télé et la radio (940,95 euros), un restaurant hongrois diffusant de la musique traditionnelle (371,30 euros). Une petite salle de concert où 180 personnes ont payé ce soir-là pour venir écouter les Anglais de Rooney rapportera 164,57 euros, à raison de 8,36 % de droits d'auteur prélevés par billet. Le schéma est toujours le même : coup d'oeil discret pour jauger le lieu, poignée de main et prise de contact ; très vite, notre «percepteur» sort son ordinateur afin d'appliquer à chaque cas le complexe barème de la Sacem. «On contribue à faire vivre des gens qui gagnent 1 000 à 1 500 euros par mois, dit-il, C'est un travail de fourmis, sur le terrain. A la fin, tous ces petits ruisseaux font les grandes rivières.»

A l'Olympia, la pêche du jour sera un gros poisson du droit d'auteur. Le «tourneur» de Laurent Voulzy, sur scène pour trois soirées, remet au représentant de la Sacem l'indispensable programme permettant de calculer les droits d'auteur de son spectacle. Y figurent des titres casse-tête à répartir, comme le medley Rock Collection qui emprunte aux Beatles, aux Beach Boys ou aux Rolling Stones. Jusqu'où la Sacem parvient-elle à affiner cette répartition ? «Jusqu'à la seconde près d'un titre ou presque, à la règle du prorata temporis», explique Thierry Petrus qui ressort de l'Olympia avec un chèque de 41 517 euros à l'ordre de la Sacem pour trois concerts. La somme sera distribuée entre l'éditeur et une centaine d'ayants droit, dont Laurent Voulzy, Alain Souchon, Mick Jagger et Paul McCartney.

Au centime près

Ce maillage du territoire, dans le moindre bal ou salon de coiffure permet à la Sacem de revendiquer un taux record de perception de 12 euros par an et par habitant en 2005. Cette présence lui donne la possibilité d'être plus précise que ses consoeurs anglo-saxonnes, régies par le copyright, dans la répartition au centime près des droits perçus. A la Sacem, 82 % des recettes sont réparties au «programme», individualisées à la diffusion de l'oeuvre et du titre près. «Les Anglo-Saxons ne descendent pas dans ces détails, explique l'éditeur Gérard Davoust, (Aznavour, Sanseverino, Grand Corps malade), ancien administrateur. Ils calculent les droits à partir de sondages, ce qui a pour conséquence de surreprésenter les gros ayants droit et de faire disparaître les plus petits. Ils font du business et leur but n'est pas de défendre tous les auteurs.» Selon la Sacem, l'adoption du système anglo-saxon reviendrait à priver 4 000 ayants droit des feuillets de répartition envoyés chaque trimestre et consultables sur le Net.

Cette société de gestion collective aux rouages extraordinairement complexes qui, en définitive, ne rétribue que 3 000 sociétaires plus de 10 000 euros par an et ne collecte pas le moindre centime pour 60 000 d'entre eux (pas ou trop peu diffusés) récolte de sévères critiques. En novembre 2006, un rapport de Bercy avait mis en émoi le siège très années 70 de la Sacem, en soulignant que les frais de gestion étaient anormalement élevés. Un exemple, avait méchamment taclé le ministre de l'Economie de l'époque, Thierry Breton, de ces «situations de rente dans l'économie de l'immatériel».

Des frais en hausse

Plus mesurée, la commission d'experts chargée depuis 2000 de contrôler chaque année les 27 sociétés de perception et de répartition des droits françaises (SPRD) - dont la Sacem - a admis des progrès, mais souligné le coût encore élevé du réseau, des sureffectifs, et l'opacité de certaines pratiques - «des particularismes qui, vus de l'étranger, font apparaître la Sacem comme un luxe», relève le président de la commission, le président de chambre à la Cour des comptes Bernard Meynassere.

«C'est vrai qu'on était très en retard, plaide le président du directoire, Bernard Miyet, mais les outils informatiques que nous avons mis en place nous ont permis de réaliser de réels gains de productivité. Sans ces efforts d'adaptation, nous serions déjà en récession depuis plusieurs années.»

Etalon de référence de la performance des sociétés d'auteur, les frais de gestion prélevés par euro perçu ont légèrement remonté en 2006, à 15,48 % contre 14,97 % l'an dernier. Un chiffre plutôt malvenu à l'heure d'une crise de la filière musicale qui impose de serrer les coûts et de faire bonne figure face à tous ceux qui, commission de Bruxelles en tête, veulent dynamiser la gestion des droits en insufflant plus de concurrence à l'échelle européenne. Un chiffre conforme à l'évolution actuelle, se défend la Sacem, qui met en avant une baisse des droits les plus faciles à collecter (- 9,9 % de droits phonographiques, - 4,6 % pour la rémunération issue de la taxe sur la copie privée, - 5,5 % pour la radio) au profit d'autres, plus coûteux à contrôler (diffusion et reproduction d'oeuvres dans les lieux publics en hausse de 5,9 %, tournées en hausse de 29,9 %, Internet).

Des droits d'autant moins «rentables» que la diffusion via les nouvelles technologies rapporte encore très peu. A peine 3,7 % du total des recettes, en incluant la téléphonie et malgré une nouvelle progression du téléchargement payant de 150 % l'an dernier. «Jusqu'à l'arrivée d'Internet, l'apparition de nouveaux supports musicaux comme les radios libres ou les chaînes thématiques était bénéfique aux ayants droit, analyse Bernard Miyet. Or pour l'instant nous sommes incapables de valoriser ces nouveaux modes de diffusion alors même que certains, comme les industriels de la high-tech ou les fournisseurs d'accès au Net, en tirent d'importants profits.»

Manière forte

A l'ère d'un réseau planétaire qui se joue des droits et des frontières, la Sacem expérimente. Elle imagine de nouvelles taxes sur les géants de la musique que sont devenus les fournisseurs de technologies, et ne cesse d'adapter son barème à ces nouveaux venus du Net, espérant que la floraison de services en tout genre finira par accoucher de droits conséquents. Qu'ils soient gratuits ou payants, peu importe : l'essentiel reste de percevoir le maximum de droits sur tous les supports. Les plateformes légales du type iTunes versent déjà 8 %, soit 7 centimes d'euro, par fichier vendu à 99 centimes, ce qui représente 1,8 million d'euros perçus en 2006. Une première étape en attendant les contrats avec la nouvelle génération de sites web 2.0 (MySpace, YouTube, Dailymotion, Last.fm, etc.) qui mettent en avant le partage de contenus et l'interactivité.

«Nous négocions, mais l'équation est difficile, estime David El Sayegh, en charge du dossier à la Sacem. Il faut à la fois parvenir à une redevance minimale acceptable pour nos auteurs et non prohibitive au regard de l'économie encore parfois fragile de ces sites.» Autrement dit, prélever des droits sur des recettes publicitaires balbutiantes, autour de 8 %, sans imposer des conditions trop drastiques aux sites. La recherche de modèles économiques n'exclut pas de recourir à la manière forte : en mars, la Sacem fit temporairement fermer le service de musique à la demande Radioblogclub pour «exploitation illicite des oeuvres et enregistrements musicaux».

photos Cyrille Weiner . tango photos

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