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Séries : la VF à quitte ou double

par Nicolas Picquet
publié le 10 juillet 2012 à 19h22

Réduire de 30% les salaires. Voilà une demande pour le moins atypique de la part d'un syndicat de travailleurs. C'est pourtant la proposition faite par le Syndicat alternatif des acteurs (SAA), soutenu par la CFTC, afin de s'attaquer au problème de la délocalisation des activités de doublage qui touche essentiellement les programmes télé. «J'ai l'impression d'être sur une autre planète» , déplore Christine Pâris, comédienne et présidente du SAA-CFTC. Une autre planète où les rémunérations des comédiens pour leur activité de doublage sont parfois «indécentes» , juge-t-elle.

L'autre planète, c'est aussi la Belgique. Le coût du doublage y est environ 40% moins cher qu'en France, en raison de salaires plus faibles, de cotisations sociales moins élevées et de droits moins importants. Il n'en faut pas plus pour convaincre les distributeurs et producteurs de programmes étrangers de quitter la France pour aller chez nos voisins. Mais attention, ce «phénomène n'est pas nouveau , relativise Jimmy Shuman, membre du Syndicat français des artistes interprètes (SFA-CGT) et chargé des dossiers concernant le doublage. Néanmoins, le fait que ce soit de plus en plus important est possible, voire probable» .

En 1994, une grève des comédiens dénonçait déjà la délocalisation, mais aujourd'hui, la tendance devient de plus en plus préoccupante, surtout pour les comédiens doublant des rôles secondaires ou travaillant pour de petites productions. «Mon salaire a été divisé par deux par rapport à ce que je gagnais il y a cinq ans» , souligne une comédienne travaillant essentiellement pour des films qui sortent directement en DVD ou des programmes diffusés sur des petites chaînes. Une baisse de salaire, mais aussi des disparités : «Imaginez que j'ai doublé deux saisons du même dessin animé, et mon cachet est passé de 500 à 2 000 euros pour une journée : la première fois, j'ai été payé au forfait, et la seconde, à la ligne. Ce jour-là, je me suis dit qu'on allait se le reprendre dans la gueule.» Autant dire que la rétribution à la ligne est jugée «intenable» par les distributeurs de produits télé tels que les telenovelas ou les mangas, qui ont beaucoup de textes, mais un petit budget, et optent donc pour la Belgique.

Mais ces petits producteurs ne sont pas les seuls à faire ce choix. «Tous suivent des logiques économiques, pourquoi iraient-ils s'emmerder à payer plus cher ce qu'ils peuvent faire à un moindre coût en Belgique, avec une très bonne qualité ?» interroge le gérant d'une société de doublage. Ainsi, si certains comédiens ont perdu 50 % de leurs revenus, les petites boîtes de doublage sont, elles aussi, très touchées. La signature de nouveaux contrats est compliquée pour les unes, pendant que les autres doivent faire face à la perte de clients. Mais de solution, pour l'instant, il n'y a pas. «Nous avions un bon projet, mais l'intervention de la CFTC a totalement bloqué le processus» , regrette Jimmy Shuman. Cette proposition, défendue par la Fédération des industries du cinéma, de l'audiovisuel et du multimédia (Ficam), consistait en une grille unique de salaire pour les doublages destinés à la télévision, prévoyant une diminution de 10 à 15% des salaires sur les gros «lignages» (les longs dialogues), et une augmentation de 1,2% sur les autres. Un bon projet ? «Une grille stupide totalement inadaptée à la réalité actuelle !» s'emporte le gérant d'une société de doublage. Pour Patrick Couty, directeur général de Libra Films, qui double notamment les séries de M6, Bones et Hawaï 5.0 , les chiffres parlent d'eux-mêmes : «Aujourd'hui, les petits rôles, c'est environ 70% des comédiens employés.» D'où, pour Couty, une diminution globale des tarifs de 2% seulement.

Mais surtout, cette grille unique mettrait sur un pied d'égalité grandes et petites chaînes. Or, impossible de comparer le budget d'un distributeur d'une série diffusée en prime time sur TF1, avec celui d'un manga programmé à 4 heures du matin sur AB1… «La situation est simple , conclut Jérémy, comédien, ils nous interdisent de travailler sur des petits produits qu'ils refusent de doubler.» Derrière ce «ils» , la SFA et la Ficam, au sein de laquelle la personne chargée des négociations au cœur de la commission de doublage n'est autre qu'Alexandre Taïeb, patron de la principale société de doublage française, Dubbing Brothers (qui a refusé de répondre aux questions de Libération ).

Conflit d'intérêts ? Peut-être. Dubbing Brothers a comme d'autres, une filiale à Bruxelles, qui lui permet de faire avec les exigences des distributeurs sur les rôles principaux en les doublant en France, mais délocalisant les petits en Belgique. Une pratique dénoncée par la SFA. Ainsi, la VF de la série Desperate Housewives , diffusée sur Canal + et M6, et doublée par Dubbing Brothers, serait conçue en deux temps : les voix principales en France, les secondaires en Belgique.

Ficam et SFA ont opposé une fin de non-recevoir à la proposition de baisser les salaires de 30%, la Ficam jugeant que cela n'est pas dans l'intérêt de la profession, et la SFA dénonçant un moyen utilisé par les sociétés de doublage pour baisser les prix. D'après Patrick Couty, «une baisse de 30% n'est même pas suffisante, il faudrait 40 ou 45% pour pouvoir rivaliser avec la Belgique et ça, les comédiens ne l'accepteront jamais. Et quand bien même ils l'accepteraient, cela ne veut pas dire qu'à prix égal, les distributeurs reviendraient» .

L'ambiance délétère entre syndicats n'arrange pas l'affaire. «Le problème, c'est que deux mondes s'affrontent, analyse le gérant d'une société de doublage. Il y a d'un côté ceux qui bossent énormément sur de gros produits, qui gagnent très bien leur vie et qui veulent que rien ne change et, de l'autre, ceux qui se battent pour obtenir des contrats et qui réalisent que les salaires sont parfois prohibitifs.» Mais la situation pourrait encore empirer, estime Patrick Couty : «Aujourd'hui, ce sont les petits rôles qui sont concernés [par les délocalisations], demain ce seront les moyens et après-demain, les gros rôles, car les Belges vont s'adapter.» Et dans ce cas, tous les doubleurs n'auront plus que leur voix pour pleurer.

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