La culture selon Sarkozy : la musique s'emballe, le livre s'en bat

par Camille Gévaudan
publié le 21 novembre 2011 à 19h01
(mis à jour le 22 novembre 2011 à 9h52)

En agitant -- comme à son habitude -- l'épouvantail de la mort de la culture ( «Le jour où y a plus de musique, le jour où y a plus de cinéma, le jour où y a plus d'écrivains, qu'est-ce que votre génération ira chercher sur internet ?» ), vendredi à Avignon , Nicolas Sarkozy n'a laissé personne indifférent. Les producteurs de musique ont immédiatement salué l'ouverture du chantier sur le Centre National de la Musique, tandis que le ministre de l'Économie numérique s'est précipité sur les perspectives d'élargissement d'Hadopi au streaming et que les ayants droit du livre, de leur côté, ont déclaré avoir d'autres chats à fouetter. Débriefing.

Le Centre National de la Musique sur les rails

L'Union des Producteurs Phonographiques Français Indépendants (UPFI) a dégainé un communiqué plus vite que son ombre, après le discours présidentiel, pour «se féliciter du soutien constant apporté par le président de la République à la filière musicale, tant pour la défense de la propriété intellectuelle que la volonté de prendre à bras le corps le financement de la création et de la production musicale.» L'idée d'un Centre National de la Musique inspiré du CNC (Centre National du Cinéma) a en effet été concrétisée par une initiative gouvernementale , un peu plus tôt dans l'année : après que le ministre de la Culture Frédéric Mitterrand a annoncé, dans un discours, la «constitution d'un outil de soutien au secteur» musical, le conseiller à la culture de l'Élysée -- Olivier Henrard, co-rédacteur de la loi Hadopi -- a nommé trois rapporteurs pour dessiner ses rouages et lister ses missions.

Depuis, le rapport a été remis à Frédéric Mitterrand et Nicolas Sarkozy a officialisé, vendredi, l'arrivée prochaine de l'institution. L'UPFI tient ardemment à ce que le fer soit battu tant qu'il est encore brûlant, espérant voir le CNM ouvrir «dans le courant de l'année 2012» et immédiatement doté de 70 millions d'euros.

Les éditeurs de livres mettent «Hadopi de côté»

Pas angoissé une minute à l'idée que les écrivains pourraient disparaître de la surface du globe, le Syndicat national de l'édition (SNE) paraît quant à lui peu pressé de participer à «la défense de la propriété intellectuelle» -- comprendre la lutte contre le piratage sous forme de riposte graduée. Telle qu'elle est rédigée, la loi Création et Internet permet pourtant aux ayants droit du livre de s'insérer dans le dispositif Hadopi dès aujourd'hui. Il leur suffit de soumettre un dossier à la CNIL et d'en obtenir le feu vert. Il pourront alors se mettre d'accord sur une liste des ebooks les plus susceptibles d'être piratés et la transmettre à Trident Media Guard, société privée déjà chargée de surveiller les pirates de la musique, pour «flasher» les internautes qui les téléchargent illégalement en peer-to-peer.

Christine de Mazières, déléguée générale du SNE, semblait prête à lancer le processus dès janvier 2011 . Mais elle a changé d'avis entre-temps. «Nous avons mis le dossier "Hadopi" de côté» , explique dans le dernier numéro de la lettre Edition multimédi@ . «La question du piratage de livres numériques ne se pose pas encore vraiment en France, où le marché en ligne, c'est à-dire hors ouvrages sur CD-Rom, ne représente encore pas grand-chose, environ 1 %» du chiffre d'affaires.

Le SNE préfère pour le moment développer l'offre légale de livres numériques, afin de proposer un catalogue intéressant d'œuvres à lire sur liseuse électronique et sur tablette. Et pour lutter contre le piratage, le syndicat se contentera «d'explorer les solutions techniques en vue de mettre en place une procédure automatisée de notification et retrait des contenus illicites» . Comme le précise Christine de Mazières à 01Net , le SNE incite «les éditeurs à signaler les sites les plus actifs dans ce domaine. Ceux permettant le direct download sont particulièrement dans leur collimateur.» Lorsque les ayants droit signalent un contenu illicite à un site comme RapidShare ou MegaUpload, ces derniers sont en effet tenus de le retirer très rapidement.

Étendre Hadopi au streaming : «On va voir»

«Les sites de streaming illégal font des ravages , disait Sarkozy vendredi. J'entends qu'on les combatte.» Obéissant, le ministre de l'Économie numérique Éric Besson l'a pris au mot. Ce matin sur LCI, il s'est dit prêt à étudier les moyens techniques envisageables pour surveiller le streaming illégal : «On va voir, puisque c'est une nouvelle commande très claire du président de la République» .

Dans la bouche de Nicolas Sarkozy, le problème paraît simplissime : «Si la technologie nous permet une nouvelle évolution, on adaptera la législation» . Pourtant, on ne peut vraiment pas dire que le streaming soit une «nouvelle évolution» du piratage. Le député PS Patrick Bloche n'a pas manqué de le rappeler : «dès la discussion du projet de loi dit "Hadopi 1", les parlementaires socialistes avaient longuement indiqué au gouvernement que se focaliser sur le P2P sans voir le développement du streaming était ridicule.»

Mais prendre les internautes en flagrant délit de visionnage en streaming ne sera pas aussi simple que de les surveiller sur les réseaux p2p. Le streaming ne nécessite aucun téléchargement de l'œuvre sur le disque dur : il s'agit d'une simple «consultation» depuis les serveurs d'un site Internet. Pour les repérer, il faudrait analyser de manière détaillée les flux transitant par la connexion des internautes (méthode appelée deep packet inspection , ou DPI) pour distinguer les vidéos licites des vidéos contrefaites -- soit en installant un mouchard sur chaque ordinateur, soit en passant par les fournisseurs d'accès à Internet.

Marie-Françoise Marais, présidente de l'Hadopi, se dit pourtant «extrêmement ferme» sur son opposition au système de deep packet inspection : «nous ne sommes pas sur une logique de DPI» , a-t-elle martelé le mois dernier à l'Assemblée nationale .

Reste alors la possibilité de bloquer purement et simplement les sites de streaming illégal. Une telle mesure a l'avantage de ne pas nécessiter de nouveaux textes de loi : Hadopi prévoit déjà d' «ordonner à la demande des titulaires de droits (...) toutes mesures propres à prévenir ou à faire cesser une atteinte à un droit d'auteur ou un droit voisin, à l'encontre de toute personne susceptible de contribuer à y remédier.» Frédéric Mitterrand tire les mêmes conclusions dans Buzz Media Orange-Le Figaro, émission à laquelle il était invité aujourd'hui : «Non, il n'y aura pas de nouvelle loi. Pour l'instant, aujourd'hui, je ne vois pas pourquoi il y aurait une nouvelle loi. Mais compte tenu de l'évolution actuelle des technologies, il est certain que HADOPI sera appelée à élargir son champ de réflexion, à modifier quelques-unes des méthodes et des procédures. »

Reste que de très nombreux sites de streaming sont hébergés à l'étranger, et qu'il sera donc particulièrement difficile de les faire collaborer. Sans compter que «selon les vœux du Conseil constitutionnel» , comme le rappelle PC INpact, les ayants droit réclamant un blocage «devront passer par une procédure contradictoire et surtout démontrer que le blocage est proportionnellement adapté à l'atteinte qu'ils prétendent.»

D'ici à ce que l'épineuse question du streaming soit démêlée, il n'est pas impossible qu'Hadopi disparaisse brutalement du paysage , laissant place à une toute nouvelle réflexion sur le droit d'auteur et la rémunération des créateurs à l'heure du numérique.

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