La grande discorde du passage à l'ACTA

par Romain Gaillard
publié le 3 février 2012 à 17h00
(mis à jour le 3 février 2012 à 17h09)

L'accord international de lutte contre la contrefaçon, l'ACTA, a été signé jeudi 26 janvier à Tokyo par les représentants de 22 pays européens ainsi que par ceux de l'Union européenne et de douze autres pays. Ce texte négocié dans le plus grand secret depuis plus de 5 ans devrait être soumis au vote du Parlement européen en juin, pour une ratification qui devrait donner lieu à quelques débats enflammés. Les partis S&D; et les Verts Européens dénoncent la « mascarade » et annoncent qu'ils ne voteront pas ce texte, alors que le PPE (droite, majoritaire) se félicite de ce « bouclier pour l'économie européenne » . Et si une majorité se dégage, elle sera faible. Mais une fois signé, la vocation du texte est d'être ratifié et, s'agissant d'un traité mixte, traduit en droit interne par les législateurs des pays membres.

« Je tiens à dénoncer de la manière la plus vive l’ensemble du processus qui a conduit à la signature de cet accord : non association de la société civile, manque de transparence depuis le début des négociations, reports successifs de la signature du texte sans qu’aucune explication ne soit donnée, mise à l’écart des revendications du Parlement européen pourtant exprimées dans plusieurs résolutions de notre assemblée. »

Rapporteur démissionnaire du texte, Kader Arif (S&D;, opposition) n'a pas de mots assez durs pour qualifier la voie choisie par les négociateurs. Il déplore la procédure accélérée par laquelle le PPE a coupé court au débat, et pose trois questions sur le fond du traité : « [...] Son impact sur les libertés civiles, les responsabilités qu'il fait peser sur les fournisseurs d'accès à internet, les conséquences sur la fabrication de médicaments génériques ou le peu de protection qu'il offre à nos indications géographiques. » Il condamne la remise en cause par ACTA de la possibilité laissée aux pays émergents par les accords TRIPS de produire des médicaments tombés dans le domaine public : la substance du texte ferait naître une insécurité juridique dans le secteur du commerce international de génériques, l'article 16 permettant aux ayants droit de faire « suspendre la mise en libre circulation de marchandises suspectes » sans préciser à quelles conditions (mais sur ce dernier point, la France assure que des mesures de sauvegardes ont été prises en excluant les brevets du chapitre mesures aux frontières).

Du coté des Verts, les blocages sont, à de sensibles différences près, les mêmes. « Cet accord renforce le pouvoir des grands groupes comme Monsanto ou Microsoft face aux agriculteurs ou aux créateurs de logiciels libres. » On insiste sur le fait qu'il aboutit à la « marchandisation du vivant » , à sa « brevetabilité » , que les lobbies agro-industriels et pharmaceutiques ont eu voix au chapitre alors que la société civile n'était pas représentée à la table des négociations. Un recours pourrait être introduit devant la Cour de justice des Communautés européennes, à l'initiative du parti des Verts Européens.

Les associations et autres acteurs non-institutionnels ne sont pas en reste. ActUp proteste et lance une campagne de mobilisation (du 6 au 10 février) contre les négociations entre l'Inde et l'UE, au cours desquelles le gouvernement indien est fortement incité à rejoindre le traité ACTA alors que celui-ci risque de nuire aux intérêts des malades. L'ONG Reporters sans frontières juge que son adoption pourrait menacer la liberté d'expression et d'information.

Le traité ACTA, en s'attaquant aux contenus multimédias en ligne, a soulevé un tollé et de vives oppositions à travers les pays concernés. L'ambassadrice de Slovénie au Japon, obéissant à sa mission de représentation, a signé le texte, avant d'admettre sur sa page Facebook qu'il s'agissait d'une « négligence civique » . Dans un communiqué publié sur Internet, elle présente des excuses publiques, expliquant avoir « failli à son devoir citoyen en accomplissant sa tâche officielle » , opposant ainsi ses convictions personnelles et son mandat d'ambassadeur. Elle reconnait par ailleurs avoir signé sans vraiment comprendre la portée du texte, et regrette un texte qui « limite la liberté d'entreprise sur le plus grand et le plus important réseau dans l'histoire de l'humanité » .

En Pologne, pays dans lequel l'opposition au projet est la plus forte, des manifestations rassemblant des milliers de personnes ont entouré la signature du traité. Le ministre du numérique Michal Boni a proposé sa démission au premier ministre Donald Tusk qui l'a refusée. Le chef du gouvernement a fini par annoncer que si il s'avérait être « un danger pour la liberté » , le texte ne serait pas ratifié, mais sans donner de garanties.

En France, malgré des manifestations dans plusieurs villes et la menace de nouvelles actions de piratage informatique sous la bannière Anonymous, le gouvernement assume le texte signé, vante même ses avancées et les garanties offertes aux libertés publiques. Au quai d'Orsay, on l'affirme : « Cet accord ne porte aucunement atteinte aux libertés individuelles. [...] La France s'est par ailleurs mobilisée pour que cet accord soit négocié de manière aussi transparente que possible » .

L'accord sera probablement voté en catimini au Parlement Européen en juin par la majorité PPE, mais aura beaucoup plus de mal à passer discrètement dans les pays signataires. Les opposants chercheront sans aucun doute à cette occasion à mobiliser les citoyens et faire plier leurs représentants dans le sens d'une nouvelle négociation du texte.

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