Critique

La guerre du faux

par Philippe Azoury
publié le 20 février 2008 à 2h25

Redacted de Brian De Palma avec Izzy Diaz, Daniel Stewart Sherman. 1 h 30.

Il a beaucoup été dit que l'actuelle guerre en Irak était le remake de la «Tempête du désert» déclenchée en 1991 par George Bush père, sa répétition, son parachèvement (le fils terminant le travail du père). Redacted se présente aussi comme un remake. Celui d'un film que Brian De Palma avait sorti en 1989 à propos d'exactions de guerre remontant au Vietnam : Outrages (Casualties of War, avec Sean Penn et Michael J. Fox). Dans les deux films, le même bégaiement insoutenable : des soldats américains violent et tuent une jeune civile. La guerre, menée selon une idéologie de libération des peuples (du joug communiste vietminh, de la dictature de Saddam), tourne vite à la course au pire - démonstration faite que la guerre abolit tout message : au fur et à mesure que s'enlisent les conflits, elle atteint une forme illimitée de sauvagerie.

Pour autant, Redacted est-il vraiment un remake ? Film d'une puissance théorique infinie, Redacted entend interroger le lieu depuis lequel cette guerre désormais s'étend, se déploie, se diffuse, trouve sa forme et en même temps son but, son origine et sa destinée. Ce lieu n'est pas le territoire irakien, ni le mal américain. Ce lieu, c'est l'image.

Colère. Le film est né d'une commande. Il ne s'agissait pas de travailler sur les dérapages américains à Samara (d'ailleurs les producteurs initiaux ont foutu le camp en voyant le script), mais de faire un film en numérique haute définition (HD), quel qu'il soit. Sauf que De Palma s'est demandé quel film ne pouvait trouver de sens qu'en HD. Sa réponse : Redacted, un truc d'une colère froide, insoutenable par fonction, un brûlot pétrifié qui met l'Amérique (et nous et nous et nous) face à ses images, et les images en face de nos responsabilités. Mais surtout, un film constitué à partir de sources diverses : journal vidéo d'un GI, documentaire télé totalement idéaliste tourné par un couple de Français, séquences diffusées en boucle sur Internet, blogs des épouses de soldats, brèves des chaînes d'infos arabes (ce week-end, par mail, De Palma nous confirmait ne pas avoir obtenu les droits de refilmer les news des chaînes américaines, Fox ou CNN, ce qui induit un léger déséquilibre). Tous les documents ne sont pas les pièces véridiques d'un «procès», ils ont été collectés puis entièrement refabriqués, mis en scène avec des acteurs par De Palma. Le cinéaste, génie de la paranoïa moderne, produit du faux qui induit constamment des effets de véracité.

Le film est construit à partir de toute cette partie supposée «non filmée», «non signée» des images mises en lignes partout et tout le temps. Ce qui en ressort ne ressemble plus à une guerre en images ni même à une guerre entre images (imaginons un film qui monterait en parallèle CNN vs Al-Jezira), mais à une guerre perdue dans l'image. Un film éclaté, en mille morceaux, enseveli sous la succession des sources, des points de vue, un vortex où chaque séquence annule la précédente, en attendant d'être annulée par la suivante. Redacted échappe à tout le monde : à celui qui tourne comme à celui qui regarde. C'est un objet qui dit exactement où nous (en) sommes. De Palma lui-même se révèle finalement contradictoire sur la façon dont nous devons accepter cet éclatement des points de vue. Il peut se montrer tour à tour enthousiaste, affirmant qu'«il y a là toutes les voix qui n'avaient qu'Internet pour se faire entendre, puisque les grands médias les avaient censurées», tout en nous disant aussi, lorsque nous lui faisons la remarque, que ce film fait glisser les représentations les unes sur les autres dans un enchaînement véritablement infernal et qu'il ne saurait en être autrement«car toutes les informations passent par un filtre et que l'on doit toujours se méfier des filtres» («Be aware of the filter», slogan moderne s'il en est).

Impuissance. En ce sens, Redacted est un film ambigu. Après des mois passés sur Internet à rassembler de la documentation pour chercher à comprendre comment des GI en sont arrivés au massacre et au viol commis à Samara sur une Irakienne de 14 ans, De Palma donne à voir derrière la colère une sorte de constat d'impuissance : les images ne valent plus pour preuves. Elles sont reines et illisibles à la fois. «Trop d'images virtualisent le réel, au point de le faire disparaître» : ce fut le credo théorico-moraliste des vingt dernières années. On en trouve encore bien des échos dans ce film. Mais Redacted touche du doigt une nouvelle dimension : la production et la diffusion tous azimuts d'images numériques fabriquent une annulation des preuves. Internet est peut-être en train de devenir cet endroit d'où rien de valide ne sortira plus jamais, où aucune image ne saurait désormais faire empreinte. Le Web est ce lieu en mouvement où ne s'orchestrent déjà que des successions, des séries, des contradictions de contradictions. Trop de points de vue tuant le point de vue, tout un chacun a le droit de s'y exprimer à condition de s'y faire vite oublier. Les images mènent la guerre (ou la danse de la guerre), et nous, spectateurs et/ou acteurs, en sommes les joyeux captifs, leurs très volontaires otages. Quand on lui demande s'il est pour lui important de projeter cette catégorie d'images destinées au Web sur un écran de cinéma, ce lieu désormais antédiluvien, le cinéaste est catégorique : «Oui. Cela permet de voir vraiment à quel point nous sommes allés loin avec les nouveaux procédés.» On remarquera qu'il ne condamne pas, surtout pas. Il ne crie pas non plus de joie. Son film ne trahit pas le coup de panique d'un vieux cinéaste se sentant dépassé par de nouveaux outils. Il fait le constat d'une transformation accélérée de la production, de la diffusion et de la consommation des documents filmés. Où est l'auteur du Dahlia noir, de Mission : impossible, de l'Impasse, de Scarface, là-dedans, face à ces flux d'images qu'il ne saurait revendiquer ? Où est-il quand la caméra tourne et commence à montrer le viol, la barbarie ? Où est-il quand il accepte de composer à partir de pièces de nature aussi hétérogène ? Il n'a peut-être jamais autant ressemblé à lui-même.

Responsabilité. Le geste de De Palma cinéaste, depuis ses débuts dans les années 60, n'est pas un geste de créateur, d'inventeur. De Palma est quelqu'un qui avance en déplaçant, en transposant les images d'une source (le référent Hitchcock, le maître du non-dit) à une autre source (les années 80, un monde sans mystère). Ici, en montrant au cinéma le destin des images digitales, il donne à voir comment elles ont perdu en responsabilité. Et comme d'hab, au milieu de cette circulation en boucle, il y a l'Amérique, son inépuisable sujet. Redacted ne dit rien de l'Irak (les Irakiens y font de la figuration). Il va au Proche-Orient traquer le plus profond de l'Amérique. Que se dit-on devant l'insoutenable scène du viol/meurtre, (filmée, il faut le rappeler, non pas selon le point de vue de De Palma, mais selon celui d'Angel Salazar, le vidéaste mémorialiste des GI, personnage du film) ? Qu'à bien des égards elle nous est familière. Par sa complaisance pour la violence, par sa pornographie avérée, par sa jouissance dans l'action quelle que soit l'action, elle ne ressemble ni plus ni moins qu'à du cinéma, à la majeure partie des trucs qu'on se refile tous non plus sous le manteau, mais bien à ciel ouvert sur les meilleurs sites de cul.

On pourrait croire que De Palma est tombé dans le piège de dénoncer quelque chose qui finalement lui ressemble. Non. Il pose juste la question la plus implacable qui soit : pourquoi ces images terribles ressembleraient-elles à autre chose ? Elles viennent de nous, de notre consommation courante, des films à la tonne, du confessionnal de la télé-réalité, des X gonzo, de tout ce qui a bouleversé les codes de la représentation depuis un siècle. Le cinéaste est celui qui croit à la responsabilité d'une image, et, surtout, il reste celui qui est sans innocence devant elles. La vitesse à laquelle sont allées les choses ne lui laisse plus pour opportunité qu'être un grand éditeur, un ordonnateur du chaos des documents, des points de vue, des versions véridiques ou falsifiées. Moraliste mais impuissant. Quelque chose s'est passé sur lequel on ne pourra pas revenir. Redacted est ce film qui vient nous dire qu'il est tard, très tard, merveilleusement tard. Et peut-être aussi trop tard.

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