Menu
Libération

La justice épile les barbouzes de Canal+

par Raphaël GARRIGOS et Isabelle ROBERTS
publié le 30 septembre 2011 à 11h01

Assis sur son banc de la 17e chambre correctionnelle, Gilles Kaehlin regarde ses mocassins. Quand son ex-second, Gilbert Borelli, se tortille et se manifeste, l'ancien responsable de la sécurité de Canal +, lui, ne réagit pas au costume de barbouze qu'est en train de lui tailler la justice. Une seule fois il fera «non» de la tête : quand on lui prête d'avoir fomenté l'agression de Bruno Gaccio. «Il ne faut pas qu'il soit présent à la rentrée sur Canal +» , aurait-il exigé. «Juste une jambe cassée ou quelque chose comme ça» , a traduit Pierre Martinet, qui a mis au jour l'affaire d'espionnage de l'ancien Guignol.

Le scandale éclate en 2005 avec la publication d'un livre au titre tapageur : DGSE : service action, un agent sort de l'ombre . Allons bon. Sauf que sur les 386 pages de ce pavé à sensation, Pierre Martinet, ex-agent du service action de la DGSE, en consacre soixante-seize à Canal + pour expliquer comment on lui a demandé d'espionner Bruno Gaccio, à l'époque auteur le plus en vue des Guignols . Martinet raconte que, jeune retraité de la DGSE, il entre à Canal + en 2001, dans la cellule chargée de traquer les abonnés pirates, qui en vient peu à peu à traquer et surveiller les salariés de Canal +.

Le donneur d'ordres ? Celui que Pierre Martinet, pour des questions juridiques, ne nomme jamais dans son bouquin : Gilles Kaehlin le sulfureux, ex-inspecteur des Renseignements généraux, chargé, dans les années 80, de veiller sur Mazarine Pingeot, apparu dans le procès des écoutes de l'Elysée, et on en passe… Connu comme le loup blanc, Kaehlin, à Canal +. Hier au tribunal, Gaccio raconte : «Quand on arrivait le matin, on faisait coucou à la caméra de surveillance pour dire bonjour à Gilles Kaehlin ; au téléphone, on disait "Bonjour, Gilles" parce qu'on se racontait qu'on était sur écoute. C'était une légende. Et puis c'était vrai.»

C’est Kaehlin qui, selon Martinet, lui ordonne en 2002 de filer Bruno Gaccio, alias «Golf», le pseudo que lui ont choisi les barbouzes. Le filer mais aussi le prendre en photo en douce dans sa maison de vacances, femme et enfants inclus, éplucher ses mails, ses appels sur portable aussi, fournis par un flic aujourd’hui sur le banc des prévenus… Mais tant qu’on y est, il faut aller plus loin : Kaehlin et son adjoint Borelli envisagent, raconte Martinet, de plomber Gaccio, soit en planquant de la cocaïne dans son scooter, soit en le piégeant avec une prostituée qui l’aurait ensuite accusé de viol.

Espionner le chef des Guignols peut sembler baroque, mais il faut se replonger dans cette période étrange de la mi-2002, une «période vide» , a décrit Gaccio hier. Pierre Lescure vient de se faire virer par Jean-Marie Messier qui l'a remplacé par Xavier Couture, venu de TF1 (et aujourd'hui chez Orange). Gaccio prend alors la tête de la fronde anti-Messier et, le jour où Couture débarque au siège, contraint de piétiner des portraits de Lescure placés au sol, il l'accueille d'un direct : «On ne vous aime pas.» C'était «le Che Guevara local» , écrit Martinet sans rigoler. Et il faut agir contre ce Che au petit pied : le soir de l'arrivée de Couture à Canal +, Kaehlin lance l'opération «Golf». Ce qu'il redoute de Gaccio ? Il y avait, a indiqué hier Martinet au tribunal, «l'idée d'un putsch pour réinstaller Pierre Lescure, mené depuis le Sud, où des dirigeants ont des villas» .

Kaehlin passera aujourd'hui à la rôtissoire de la 17e chambre. En 2005, il mettra une semaine après la publication du livre de Pierre Martinet à démissionner de son poste de directeur des moyens généraux. C'est qu'entre-temps, l'espionnite aiguë a viré à la pandémie. Immédiatement, Gaccio porte plainte, en même temps qu'un autre salarié de Canal +, Michel Rocher. Cet ancien directeur technique de Studio Canal Image, aujourd'hui partie civile aux côtés de Gaccio, a fait l'objet lui aussi de l'attention de Pierre Martinet, sur ordre de Kaehlin. Tout simplement parce qu'une partie de la direction le soupçonne de détournement de fonds, recyclés au Mexique (l'affaire aboutira à un non-lieu et Canal + sera lourdement condamné aux prud'hommes). D'autres salariés, parmi lesquels Alex Berger, ancien bras droit de Pierre Lescure, ou Bruno Thibaudeau, alors patron de Multithématiques, ont eux aussi été suivis mais n'ont pas porté plainte. Au cours de l'instruction, on apprend que Laurent Perpère, alors directeur financier, a fait l'objet, de la part de Kaehlin, d' «une fiche particulièrement étoffée» .

Reste la question de la responsabilité de la direction de Canal +. Un maniaque solitaire de la filoche et du flicage, Kaehlin ? C'est le portrait qu'en dressent les patrons successifs pendant l'instruction : «Pour lui, tout le monde était suspect» (Lescure, qui l'a embauché) ; «L'un de mes chauffeurs m'a dit que le responsable des chauffeurs lui avait demandé de lui rendre compte de mes déplacements» (Denis Olivennes) ; «Sa défiance et sa paranoïa m'irritaient un peu» (Couture). Sauf que Kaehlin a continué à travailler pour Canal + en tant que sous-traitant et il était encore aux affaires pendant le règne de l'actuel président, Bertrand Méheut. Aux côtés des cinq prévenus siège d'ailleurs un sixième accusé : Canal + soi-même.

Les premiers débats, hier, ont mis sur le gril un Pierre Martinet expiatoire (son avocat, d'ailleurs, s'assoit avec les parties civiles). Que n'a-t-il refusé, en 2002, ce qu'il a dénoncé dans son livre en 2005 ? «Ce séjour de dix-sept mois à Canal + a été pitoyable, admet Martinet, je me suis retrouvé à faire les poubelles d'une personnalité qui n'était pas du tout un terroriste. » Mais alors, pourquoi n'avoir rien dit à l'époque ? Aveu : ««J'avais l'impression de faire partie intégrante d'un mouvement policier.»»

Paru dans Libération le mercredi 28 septembre 2011.

Lire les réactions à cet article.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique