La musique en ligne accro à la métadonnée

par Sophian Fanen
publié le 9 avril 2012 à 16h22

Ils n’ont que ce mot à la bouche: offre légale. Depuis le début de la campagne présidentielle, à gauche comme à droite, les candidats ont compris que pour contrer la circulation anarchique des œuvres en ligne, et donc faire rentrer un peu d’argent pour la création, une des solutions est d’offrir une alternative payante, mais alléchante. Du téléchargement, mais surtout du streaming: de la vidéo à la demande et de la musique en flux continu sur abonnement. Ces services existent déjà, ils s’appellent, par exemple, iTunes Store (pour les séries ou la musique), Deezer ou Spotify (pour la musique).

Sauf que derrière les arguments marketing, c’est une machinerie du siècle passé qui fait encore fonctionner cette économie en pleine construction. La faute aux métadonnées, ces informations complémentaires attachées à chaque fichier qui circule sur Internet. Cela peut être le nom d’un album, celui de l’artiste, l’année de production, mais aussi, pourquoi pas, des paroles, des photos… Tout est possible: les métadonnées sont la version dématérialisée du bon vieux livret qui accompagnait un CD, en plus d’embarquer d’autres informations plus techniques à destination des professionnels. Sur Internet, les métadonnées s’accrochent aussi discrètement aux vidéos ou aux livres dématérialisés, même si nous nous concentrons ici sur la musique, puisque tout ça est suffisamment compliqué pour ne pas en rajouter.

«Les métadonnées, c'est comme dire bonjour à un client qui entre dans un restaurant: on ne sait pas toujours ce que ça va rapporter, mais c'est important» , résume Jean-François Bert, connaisseur de la filière musicale et PDG de Transparency. Cette jeune entreprise s'est lancée dans la certification des métadonnées qui circulent entre les artistes et les plateformes de diffusion. Le business est naissant, mais il révèle un besoin de tout un écosystème numérique qui s'est monté de façon désordonnée depuis le début des années 2000. Chacun a peu à peu mis au point son langage maison, et maintenant est venu le temps de l'harmonisation. Ou, tout du moins, d'une tentative d'harmonisation.

«Il y a aujourd'hui deux enjeux majeurs dans les métadonnées, détaille Eric Landouzy, en charge de l'équipe technique chez Believe Digital, le premier distributeur indépendant de musique en ligne en France. Le premier, c'est d'attacher à chaque fichier des informations riches et vérifiées. Il y a, par exemple, 18 millions de titres disponibles sur iTunes Store, et si les métadonnées sont fausses ou incomplètes, on ne retrouve rien, et ce sont des œuvres qui se perdent. C'est aussi un sujet essentiel pour la recommandation, qui va devenir de plus en plus importante pour les auditeurs dans le futur.» Cette recommandation existe déjà: vous écoutez tranquillement Alain Souchon, et le site va vous proposer d'écouter un autre chanteur qui pourrait bien vous plaire. Plus les métadonnées seront riches et harmonisées, plus cette recommandation sera pertinente, en croisant des informations comme le rythme d'une chanson, les instruments, son origine géographique, mais aussi ce que vous avez écouté avant, et ce que vos amis en ligne ont eux-mêmes écouté…

«Le second grand enjeu de l'harmonisation des métadonnées, c'est la transparence de la rémunération des artistes, continue Eric Landouzy. Dans un monde automatisé, elles doivent permettre la parfaite identification des ayants droit. En reliant techniquement la diffusion à la rémunération, le paiement des artistes s'est amélioré ces dernières années.» On est toutefois encore bien loin de la perfection, selon certains. Pour Jerôme Scholzke, manager d'artistes comme Anaïs ou Axel Bauer, «les labels font mal leur boulot. Les disques des Beatles ou de Mylène Farmer vont être regardés de près, mais pas celui d'un petit artiste, et encore moins un vieux disque qui ressort. La conséquence, c'est que les paiements sont parfois moins précis qu'à l'époque du papier, et on se pose des questions sur le souci de transparence de certaines maisons de disques.»

Des musiciens aux plateformes de diffusion, tout le monde a pourtant à gagner dans l'harmonisation des métadonnées. C'est ce que tentent de faire depuis 2006 les plus gros acteurs de la profession avec le DDex: le Digital Data Exchange . «Il s'agit d'une norme internationale qui permet à des systèmes qui, auparavant, avaient du mal à communiquer de se comprendre, explique Antoine Marie, directeur des systèmes d'information à l'Adami, en charge de l'administration de droits pour les artistes et interprètes. En amont, cela permet de faire circuler des métadonnées et de dire que tel album est disponible pour tel pays. En aval, ça permet aussi de communiquer des relevés de vente.»

Le DDex scotche entre elles des tuyauteries qui, avant, ne s'emboîtaient pas. C'est toujours ça de pris, mais l'idéal serait tout de même d'utiliser la même plomberie. On arrive là au deuxième étage de l'harmonisation en cours, qui a été enclenché courant 2011. La bête s'appelle Global Repertoire Database , ou GRD. Initié par la Commission européenne, le processus est aujourd'hui entre les mains d'un groupe de travail qui tente de «créer une source de données unique, commune, qui fera autorité», détaille Michel Allain, directeur technique de la Sacem et membre de la table ronde qui trime sur le GRD, qui rassemble aussi bien Google que la Sacem. «Aujourd'hui, chacun a mis en place des systèmes de vérification des métadonnées qui prennent du temps et coûtent de l'argent. Le GRD permettra d'ici à trois ans d'en finir avec ces problèmes.»

Il y a urgence. Non seulement d'en finir avec ce joyeux bordel, mais aussi pour les sociétés de gestion collective des droits des artistes (qui sont moteurs dans le GRD) de ne pas se laisser dépasser par des entreprises privées comme Google ou Amazon. C'est ce qu'explique Alain Charriras, administrateur de l'Adami : «Soit le GRD aboutit et le modèle de la gestion collective, c'est-à-dire celui de la coopération, demeure et continue de protéger tous les artistes, grands ou petits. Soit il échoue, et on risque de voir certains dealer en direct avec Google ou d'autres.»

Le géant américain a récemment racheté RightsFlow , une société qui propose d'esquiver les intermédiaires et de rémunérer directement un artiste pour la diffusion de ses œuvres sur YouTube ou, bientôt, Google Music. Le service est, à cette heure, limité aux Etats-Unis, mais la porte est ouverte. Google France démine le terrain, le service communication de YouTube expliquant qu'il ne s'agit que «d'une offre complémentaire et en aucun cas d'un substitut à la gestion collective. RightsFlow s'adresse plutôt aux petits artistes sans maison de disques, afin de les aider à monétiser la diffusion de leurs vidéos ou chansons.» Ce qui n'empêchera pas Lady Gaga de signer un contrat d'exclusivité avec Google sur le même principe, le jour où elle aura décidé de se passer d'Universal…

Derrière le complexe sujet des métadonnées, de leur harmonisation et de leur riche articulation dans le futur, se joue donc une bataille cruciale. Celui qui saura le mieux faire tourner la machinerie emportera la mise.

Lexique

Métadonnées

Visibles ou invisibles, il s’agit de l’ensemble des informations complémentaires (nom de l’artiste, année de production, paroles…) attachées à une œuvre dans l’univers numérique. Dans la musique, mais aussi dans le cinéma ou les livres.

SPRD

Les sociétés de perception et de répartition des droits sont des intermédiaires entre producteurs et auteurs/ interprètes d’une œuvre. Elles collectent et centralisent la part des revenus qui revient aux artistes et protègent de leurs créations.

DDex

Le Digital Data Exchange est un langage informatique commun appliqué aux métadonnées, mis au point depuis 2006 par une organisation qui regroupe des entreprises privées (Apple, EMI…) et des structures publiques, comme la Sacem.

Global Repertoire Database

Initié par la Commission européenne et confié aux mêmes acteurs de la culture en ligne, le GRD tente de mettre au point (et d’imposer) une base de métadonnées commune et certifiée pour toute la filière.

Paru dans Libération du 6 avril 2012

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