La mutinerie des «forçats de l’info»

Internet. Les journalistes web jugent caricatural un article du «Monde» sur leurs conditions de travail.
par Frédérique Roussel
publié le 5 juin 2009 à 6h53

L'info sur le Web est-elle le bagne du XXIsiècle ? Un article, «Les forçats de l'info», paru le 25 mai dans le Monde et signé de Xavier Ternisien, décrit la précarité des conditions de travail des journalistes sur les sites d'information. Sa description a parfois des relents d'Eugène Sue : cette «nouvelle race de journalistes», trentenaire, a le «teint blafard», de la couleur des écrans derrière lesquels elle passe sa vie, en général en sous-sol, «méprisée» du reste de la rédaction (avec tout juste de quoi se payer un sandwich à midi). A peine l'encre avait-elle séché sur le papier qu'une onde de réactions épidermiques se propageait en ligne.

«Grouillots». Le bât a d'abord blessé sur de pures questions de vocabulaire. On a sa fierté tout de même. «Forçats»,«Pakistanais du Web», ou «poulets en batterie», la rhétorique ne risquait pas de brosser l'armée numérique dans le sens du poil. Les images renvoient à une entité collective, laborieuse, dominée. Tout l'inverse de l'habituel statut social du journaliste (individualiste, libre, valorisé). «Pour faire mieux que "forçats de l'info" : métallos du Net ? Grouillots digitaux ? Péones du virtuel ? Soutiers du réseau ?», lance Samuel Laurent du Figaro.fr sur Twitter, dans les premières heures de l'échauffourée. Ce fut alors à qui trouverait les expressions les plus imagées pour décrire cette population «accouchée» par Internet. Le bon vieil accessoire de la division de classes, attisé par l'article, pouvait aussi expliquer cette hargne. On cria au complot. «Jusqu'où iront les journaleux papier pour défendre leur territoire ?» se demanda-t-on… Rien de bien nouveau sous les néons : l'opposition entre rédaction papier et web est congénitale de l'utilisation d'Internet par les médias. Rien d'inédit non plus dans cette autre division, le gap générationnel, souligne-t-on sur Barbablog : «Ce qui est intéressant dans ce papier, c'est qu'il est la marque du fossé qui existe entre les vieux de la vieille qui n'ont pas vu leur métier évoluer et les journalistesd'aujourd'hui, ceux du web.» Et pan…

Côté blogs encore, des posts n'ont pas tardé à être publiés… par les personnes interviewées elles-mêmes dans l'article. Dans le rôle principal de l'arroseur arrosé, Eric Mettout, rédacteur en chef de L'Express.fr, furieux d'être assimilé à un négrier, écrit un billet ulcéré. Il soulève deux questions pertinentes : «Pourquoi l'article n'évoque-t-il pas en regard les conditions de travail ou les salaires dégradés des journalistes tout court ?»

Nababs. La précarité n'est-elle pas en effet en train de grandir dans une profession en crise, même si certains pensent qu'à l'inverse des «forçats de l'info», aurait pu être réalisée une enquête sur «Les nababs du papier» ? Autre interrogation d'Eric Mettout : «Pourquoi ne dit-il pas que, par essence», le travail de journaliste ne s'arrête jamais, sur le Web comme ailleurs ? S'en est suivie une rafale de commentaires.

Puis un pôle de débat s'est formé sur Rue89, fort à propos dans le merchandising direct (un tee-shirt «Forçats de l'info» est déjà en vente), avec un juste rétablissement opéré par Arnaud Aubron, rédacteur en chef adjoint du site : la description «semble en fait moins concerner les journalistes du Net que la manière dont la presse écrite [mal]traite, ou non, sa rédaction web». Il pointe ainsi encore une distinction, celle entre pure players et sites web de journaux, qui labourent des terres différentes. Le microcosme a également âprement débattu d'une certaine «mécanisation» en vogue sur les sites web, avec des articles bâclés au profit de la rapidité, du bâtonnage de dépêches AFP à la volée et de la course à l'échalote de l'audience. Une caricature ? «De manière générale, ce modèle de journalisme de dépêches disparaît, car il déplaît aux lecteurs, lassés de lire la même chose partout», soutient Samuel Laurent, du Figaro.fr.

Considération. Finalement, beaucoup s'accordent à reconnaître que les journalistes web travaillent souvent dans des conditions difficiles (mais qu'il y a pire) et souffrent d'un «manque de considération [stages, CDD, etc.]», dixit Mélissa Bounoua, étudiante, qui a planifié un débat sur le sujet le 23 juin à 19 h 30 à l'école de journalisme de Sciences-Po de Paris. Il y songeait déjà, mais Sylvain Lapoix, de Marianne 2.fr, va lancer le Djiin (Association pour le développement du journalisme, de l'information et de l'innovation numérique). Et depuis hier, les forçats peuvent se prêter en ligne à un questionnaire sur leurs conditions de travail.

La température est donc largement montée d’un cran en dix jours. Le sujet a touché du doigt un malaise : celui des tensions autour de la question du modèle économique de l’info sur le Web, de la rivalité et des disparités sociales, voire catégorielles, avec les rédactions établies. Et sur le sens et les moyens d’une vocation. Pas esclaves consentants, les forçats, mais épris de l’ubiquité infinie de l’outil. Ce qui n’a rien à voir avec un bon ou un mauvais journalisme.

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