«La pensée est le seul moyen de domestiquer la volonté de puissance»

par Catherine Maussion
publié le 8 septembre 2007 à 12h54

Philippe Lemoine, 58 ans, a débuté comme gauchiste, a poursuivi comme chercheur, puis comme chef d’entreprise. Il est PDG de Laser, une société de services, après avoir été coprésident des Galeries Lafayette, dont il a épousé l’héritière.

Agitateur d'idées, il est président du Forum d'action modernités, président de la Fing (Fondation Internet nouvelle génération) et membre de la Cnil (Commission nationale de l'informatique et des libertés), dont il a suivi de près les premiers pas. Il est convaincu qu'Internet est source d'utopie et de nouvelle modernité, à condition que son usage s'harmonise avec les exigences humaines.

Philippe Lemoine vient de publier la Nouvelle Origine (éditions Nouveaux Débats publics), qui ouvre un débat vivifiant pour un autre futur, dont la France pourrait être l'initiatrice.

Quel est le point de départ du débat d’idées que vous lancez avec la Nouvelle Origine ?

_ Je situe le point de départ à l'année 2002. Ma réflexion a une double raison. D'abord, il y eut l'Echangeur [centre européen de réflexion et de formation à Internet, ndlr] , un lieu de débat où nous travaillions sur l'idée de ­modernité. Nous avons monté l'Echangeur au moment de l'enthousiasme autour de la bulle Internet. Je me souvenais aussi d'avoir été à une époque l'assistant d'Edgar Morin. Il disait : «Quand il y a de l'enthousiasme quelque part, c'est un bon marqueur ­sociologique, c'est un bon début pour entamer une réflexion.» L'envie de comprendre un monde différent était là, mais pas les mots.

Et puis, il y a eu l'élection présidentielle, le choc de Le Pen au second tour, et un sentiment encore plus fort de désarroi. Il fallait absolument une réflexion sur ce que pourrait être un langage ouvert sur une notion qui ne soit pas celle de progrès, mais qui explique autrement la marche de l'Histoire. Nous n'avons pas de raison d'être dans le no future . Nous n'avons pas raison non plus d'en rester à la pensée développée en Allemagne, à partir de l'idée de seconde modernité et de société du risque : cette idée que le progrès des technologies peut créer des catastrophes. Ce travail de réflexion, d'interpellation, aurait dû intéresser les mouvements politiques. Ce ne fut pas le cas. D'où l'idée d'un livre qui reprenne ces questions. Pour que tous les problèmes soient mis sur la table.

Vous proposez une démarche pour «lever les couvercles» , pour «libérer l’utopie» .

_ J’ai voulu écrire quelque chose d’un peu grand public. Je suis allé chercher des faits, des données. Je fais appel aussi à un registre d’émotions. Mon propos est découpé comme un message qui s’adresse à des publics déterminés : les jeunes, les artistes, les entrepreneurs, les militants, les politiques… Non pas que le public se résume à ces milieux. Mais, si la société peut bouger, c’est grâce à des alliances entre eux. Les questions abordées ne sont pas spécialement françaises. Mais j’ai pensé qu’il n’était pas inutile d’introduire dans chaque thématique l’idée que la France puisse jouer un rôle particulier.

Pourquoi dites-vous que la France peut être la matrice d’une nouvelle modernité ?

_ La France est un pays qui progresse, non par réforme, mais par rupture, par accélération des évolutions. Nous avons une formidable capacité à l'amnésie. Je me souviens d'un jeune journaliste qui était intervenu lors d'un débat, sur le thème «Faut-il tourner la page de Mai 68 ?», il avait répondu : «Mais qu'est-ce qu'on en a à faire, nous, de ce débat !» Il est comique de voir aujourd'hui comment Sarkozy fait de 68 la question en France ! Mais ce n'est pas le fond des choses. Aujourd'hui, ce qui est intéressant, c'est le monde de la pensée. Depuis le milieu des années 80, on vit dans l'idée d'avoir enfermé le cœur intellectuel du bouillonnement de Mai 68. Un livre en est le symbole, la Pensée 68 , de Luc Ferry et Alain Renaut, publié en 1985. Il a porté un coup d'arrêt au débat d'idées. Il marque le repli et la mise à mort de la pensée différentielle. Celle développée par Jacques Lacan, Michel Foucault, Louis Althusser, via leurs relectures respectives de Freud, Nietzsche ou Marx. Culturellement, nous n'avons pas fini d'en payer le prix.

Cette pensée, tuée dans les années 80, a -t-elle resurgi ailleurs ?

_ Elle s'est poursuivie aux Etats-Unis, où la technologie et Internet ont été baignés par ces idées nées de la pensée française. Tout le courant des sciences sociales américaines, le sexe identitaire, les gender studies , autour des rapports homme-femme, est inspiré des enfants de Mai 68 et de la pensée française. Sait-on que dès 1993, au tout départ du Web, un des forums les plus fréquentés par les nouveaux intellectuels américains était le D & G list, le lieu de rencontre des exégètes de Deleuze et Guattari? Toute l'évolution vers la culture des disc-jockeys, les samples, la construction de la musique, tout cela est fondé sur les interrogations françaises de la fin des années 60. Gilles Deleuze est même la référence majeure du courant de la musique mixée alternative ! Ce n'est pas non plus un hasard si on a vu émerger là-bas le peer to peer , le free —la notion de gratuité—, le collaboratif. Tous ces concepts qui font d'Internet un vaste système d'échange et de dialogue entre des gens qui se considèrent comme des pairs, comme des égaux.

C’est ce que vous appelez le «French paradox »?

_ Oui. Alors que la France n'a pas une appétence formidable pour les technologies de l'information, pas plus d'ailleurs que ses entreprises. Il se produit néanmoins ici quelque chose d'étonnant : le peer to peer , le collaboratif, le Web 2.0, ce qu'est devenu aujourd'hui Internet, tout cela explose en France. Pour moi, c'est comme si la culture resurgissait. La France est même très en avance sur les usages sociaux, ludiques et non professionnels d'Internet. Le wi-fi, par exemple, est beaucoup plus développé en France qu'aux Etats-Unis. Il est plus souvent gratuit. L'Internet collaboratif est nettement plus vivace chez nous. Sur Wikipédia, par exemple, il y a énormément de contributions écrites par des Français. Et sa présidente est française ! Même remarque pour le monde virtuel de Second Life : 13 % des avatars sont français. Nous sommes deux fois plus investis que les Américains… Ce qui est intéressant, c'est que les Français adoptent immédiatement ces outils. La population française n'a pas de problème avec Internet. Ce sont, en revanche, les élites qui ont un souci.

Vous êtes aux avant-postes pour décrypter les nouvelles technologies. Vous les mettez en œuvre dans votre société. Et, pourtant, vous en faites le procès…

_ Je ne pense pas que les technologies de l'information jouent un rôle déterministe, comme on l'a fait croire au moment de la bulle Internet. Ce sont juste des outils. Mais a-t-on la maturité pour les exploiter ? Est-ce que le développement technique se soumet à des finalités déterminées par la société ? Ou est-ce qu'il se développe pour la puissance de la puissance ? Le système d'adressage d'Internet permet de gérer aujourd'hui quatre milliards d'adresses. A priori, cela peut sembler suffisant. Mais, avec l'irruption de l'Inde, de la Chine, et parce que les Américains gèlent pour leur propre compte un nombre considérable d'adresses, ce nombre est trop juste. On aurait pu passer de 4 à 10 milliards d'adresses, c'était suffisant. Au lieu de cela, avec le passage à l'IPv6 [la version 6 du protocole d'Internet] , on saute à une échelle tout à fait différente. On va pouvoir piloter 340 milliards de milliards de milliards de milliards d'adresses. Cela correspond grosso modo au nombre d'atomes peuplant la Terre. On vise l'échelle atomique. Nous sommes dans le registre absolu de la volonté de puissance : il n'y a pas de pensée aujourd'hui pour la domestiquer. C'est cela qu'on trouve chez Nietzsche. La volonté de puissance, c'est quand il n'y a plus de finalité humaine. Or, le débouché naturel d'un excès de puissance par rapport à l'emploi de cette puissance, c'est la guerre… C'est en cela que le postulat qui fonde toutes les lois informatique et libertés est toujours actuel et pertinent. Il ne s'agit pas de bloquer ou de freiner la progression technologique. Il s'agit d'en subordonner l'usage à des exigences humaines légitimes.

Vous insistez aussi sur le rôle des artistes. Les questions majeures, dites-vous, ne sont pas celles du partage et de la consommation, mais celles de l’échange et de la création...

_ Je suis parti de l’idée que l’on pourrait généraliser l’accès au beau, aux œuvres de l’esprit. Que chacun puisse participer à l’idée de création. Il existe aujourd’hui une volonté très forte de développement personnel. Peut-on la concevoir à l’échelle de la planète ? Pour des milliards d’êtres humains ?

Cette idée d’un droit à la création pour tous peut heurter. Un véritable combat s’est ouvert, qui explique le malentendu autour du copyright, des droits d’auteur. Les forces d’argent essayent d’agréger autour d’elles les artistes en prétendant que l’on veut les empêcher de vivre, d’être rémunérés. Ce qui est aux antipodes de la volonté des internautes. Au contraire, les artistes ont probablement tout à gagner d’une certaine désintermédiation. On se retrouve, avec l’attitude des majors, comme à l’époque du lobby des conducteurs de diligence. Les droits d’auteurs, disent les majors, auraient été créés pour assurer une rémunération durable des artistes et protéger leurs œuvres. Non, l’histoire des droits d’auteur n’est pas celle-là. On ne voit pas qu’il y a un enjeu énorme derrière tout cela : c’est le droit de citation. Il faut pouvoir s’appuyer pour les créations audiovisuelles sur le droit de citation. Les intellectuels procèdent déjà par extraction de citations. Le cheminement de la création s’appuie toujours sur d’autres… Regardez Dailymotion ou Youtube ! C’est comme cela que s’élaborent les milliers de vidéos qui arrivent chaque jour sur ces sites. Or, les majors veulent supprimer le droit de citation audiovisuelle. C’est Hollywood contre la génération numérique. Alors que la création doit se faire à partir d’un accès universel ! Or, plus on restreint les droits et plus on laisse une technologie en jachère, plus on les confisque, et plus on va vers la violence. Cela montre bien que dans le domaine des technologies de l’information, de l’art, il y a un besoin très large de redistribution des cartes.

Pourquoi dire que la France est dans une période prérévolutionnaire ? Vous donnez même une date: 2010.

_ C’est une date pour dire que l’échéance est proche. Et qu’elle peut rimer avec un déchaînement non voulu. On peut imaginer que cela se traduise par un changement très fort sur les plans artistique, économique, sur le plan des mouvements militants, avec un rôle important que joueront les jeunes qui représentent 50 % de la population mondiale !

On peut comparer la révolution à une œuvre d’alchimie. On peut faire une œuvre au noir, c’est-à-dire se laisser aller dans la direction de la plus grande pente. On peut faire aussi une œuvre au blanc. Je pense assez spontanément qu’on est tous attirés par le racisme, le rejet de l’autre, la haine. C’est l’énergie la plus commode à mobiliser… Etre animé par de l’énergie plus positive, en revanche, est un combat. Cette évolution plus positive dépend des artistes. Des politiques aussi. Le vrai rôle de la politique, c’est de faire jouer les alliances. Il faut remoduler les langages, et se réouvrir aux émotions. On a besoin d’un débat d’idées où les émotions soient présentes. Aujourd’hui, compte tenu des moyens de communication, les artistes sont des démultiplicateurs d’émotion formidables.

Pourquoi ce titre , la Nouvelle Origine ?

_ Il est tiré d'un propos de Heidegger, cité lors d'un Forum modernité par Edgar Morin. Heidegger disait : «Il faut arrêter de penser que l'origine est derrière nous. Elle est devant nous, et c'est à nous de la construire.» C'est le propos de notre forum sur la modernité : ouvrir une nouvelle origine pour le futur.

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