La presse pousse un coup de Google

Les éditeurs de journaux ont soumis au gouvernement un projet de loi pour que les moteurs de recherche leur versent une rémunération dès que leurs articles sont référencés.
par Isabelle Hanne
publié le 14 septembre 2012 à 19h13

Pourquoi pas une Lex Google à la française ? Le gouvernement allemand vient de donner son feu vert à ce projet de loi, qui prévoit d’obliger les agrégateurs de contenus (Google Actu en première ligne) à verser des commissions aux journaux dont ils référencent les articles. En France, où un projet équivalent fait son chemin depuis plusieurs mois chez les éditeurs, l’initiative germanique a mis du baume au cœur. L’association de la presse d’information politique et générale (IPG) a soumis la semaine dernière au gouvernement une proposition de loi qui veut, elle aussi, grignoter les profits records de Google.

En quoi consiste la proposition de loi ?

Les promoteurs du projet y tiennent : «Ce qu'on demande, c'est une rémunération, pas une taxe» , insiste Nathalie Collin, coprésidente du groupe Nouvel Observateur (ex-coprésidente de Libération) et présidente de l'association de la presse IPG. Les éditeurs souhaitent que les moteurs de recherche (surtout Google) leur payent une «juste rémunération» quand le résultat de la recherche de l'internaute, le «search», référence des liens qui pointent vers leurs sites. Contrairement à son équivalent allemand, ce projet de loi ne vise pas les agrégateurs de contenus. Le montant de cette rémunération serait fonction du nombre de clics sur le lien, et toutes les entreprises de presse (journaux, agences, pure players) en bénéficieraient, à condition d'être titulaires d'un numéro de commission paritaire. La logique est la suivante : les éditeurs s'engagent à renoncer à leur droit d'empêcher l'indexation de leurs contenus par les moteurs de recherche. «En échange, reprend Nathalie Collin, on demande une compensation sous la forme d'un droit voisin, qui rémunérera la valeur créée par le fait d'indexer ces contenus.»

Google doit-il de l’argent aux journaux ?

Les sites d'info peinent à trouver un modèle économique et lorgnent les profits de Google : entre 1,25 et 1,4 milliard d'euros de chiffre d'affaires en 2011 en France, selon BFM Business, mais il n'en déclare qu'une toute petite partie dans l'Hexagone et paye très peu d'impôts. Les éditeurs, eux, n'arrivent pas à monétiser leur audience : la publicité en ligne traditionnelle (bannières, pavés) rapporte moins que les liens sponsorisés ou les datas que monnaye Google aux annonceurs. Selon Nathalie Collin, «entre 2000 et 2010, le chiffre d'affaires publicitaire de la presse en ligne est passé de 0 à 250 millions d'euros, là où celui des moteurs est passé de 0 à 1,2 milliard» . Pour autant, les éditeurs de presse peuvent-ils légitimement prétendre à une part du gâteau ? «Nous avons un problème évident dans cette chaîne de monétisation : il faut que chacun récupère la valeur qu'il apporte, assure Nathalie Collin. Les contenus de nos sites enrichissent le moteur de recherche en le nourrissant, en lui apportant un trafic sur des mots-clés spécifiques, et lui permettent de vendre de la publicité. Faire des liens profonds vers nos contenus crée de la valeur pour le moteur de recherche.»

Google ne donne-t-il pas plutôt de la visibilité aux contenus presse en les référençant ? N'aide-t-il pas à distribuer l'audience sur Internet ? «On a d'abord cru qu'on avait affaire à une société technologique neutre, qui apportait un vrai service, détaille Marc Feuillée, directeur général du Figaro et président du Syndicat de la presse quotidienne nationale (SPQN, dont fait partie Libération), qui soutient l'initiative. On a cru à un équilibre entre ce qu'on devait à Google et ce que Google nous devait. Mais une décennie plus tard, on découvre que c'est avant tout une régie publicitaire géante.»

Quel rôle l’État doit-il jouer ?

La proposition de loi a été déposée la semaine dernière aux ministères de la Culture et à l'Economie numérique. Ses soutiens doivent se rendre à Matignon la semaine prochaine. Ils souhaitent que le texte soit inscrit à l'agenda parlementaire «avant Noël» , plaide Nathalie Collin, qui assure que «pour le moment, l'accueil a été plutôt favorable» . Interrogée sur le sujet par le Monde, Aurélie Filippetti a en effet jugé «normal» que «les moteurs de recherche contribuent à financer la vraie valeur ajoutée produite par les journaux. Le travail éditorial est fait par la presse, pas par ces plateformes qui, pourtant, en tirent un profit commercial évident» . Cette rémunération serait une opération blanche bienvenue pour l'Etat français, qui subventionne depuis des années une presse en crise (près d'un milliard d'euros d'aides, directes et indirectes, par an). «L'Etat est responsable de la régulation d'un marché lorsque se développent des avantages anormaux et des dépendances entre les acteurs économiques» , affirme Marc Feuillée, qui dénonce la «position monopolistique» du moteur de recherche en France. «Et aujourd'hui, nous sommes totalement dépendants de Google.»

Quels problèmes pose cette Lex Google ?

S’il paraît certain que le monopole de Google en France est anormal, ainsi que sa fiscalité, la proposition de loi pose plusieurs problèmes. Comment identifier les bénéficiaires de la rémunération, par exemple, quand le «search» propose le lien d’un site d’info titulaire d’un numéro de commission paritaire, lui-même faisant un ou plusieurs liens sur d’autres sites habilités à recevoir la rémunération ? Faut-il payer davantage les titres de presse les mieux référencés, donc les plus consultés ? Cette décision aurait pour conséquence d’encourager les sites à produire de plus en plus de contenus bien référencés, au détriment de la qualité de l’information. Le projet évoque une modération de la rémunération selon le nombre de clics sur le lien, mais en se basant sur quels chiffres ? Sur quelles mesures ? Aujourd’hui, beaucoup considèrent qu’il n’existe pas de statistiques fiables sur les audiences, certains sites gonflant largement leurs audiences grâce à d’astucieux artifices (opérations spéciales, sites de conjugaison, jeux…). Et quel statut pour les réseaux sociaux, qui, eux aussi, proposent des liens profonds et monétisent leur audience ?

«Cette loi, c'est une idée un peu délirante, s'agace Johan Hufnagel, rédacteur en chef du pure player Slate.fr, un site membre du Syndicat de la presse indépendante d'information en ligne (Spiil). On en arrive à une aberration totale : les sites dépensent des fortunes pour être mieux référencés que le voisin sur Google, et ils voudraient que Google leur reverse de l'argent ? C'est une rhétorique qui n'a aucun sens. Ou alors, c'est une simple opération de lobbying.» Le Spiil a d'ailleurs publié un communiqué qui s'oppose au projet de l'IPG : «Les difficultés actuelles des éditeurs de presse ne seront pas surmontées par la création d'une nouvelle rente, mais par l'émergence d'un nouvel écosystème de l'information numérique, qui favorise l'innovation, la diversité et l'indépendance de la presse» .

Reste un dernier problème, juridique cette fois. Comme l'affirme l'association de la presse d'information politique et générale, la législation en matière de droit d'auteur (et donc de droit voisin) est une prérogative nationale. Mais «si des lois sont adoptées et qu'elles entravent clairement le développement d'un secteur innovant en plein développement» , affirme-t-on à la Commission européenne, Bruxelles pourrait alors, tout simplement, retoquer la loi.

Lexique

SEO

Pour Search Engine Optimization, ou optimisation des moteurs de recherche : c’est l’ensemble des techniques qui visent à améliorer le référencement d’un site internet ou d’une page web sur un moteur de recherche. Un site est bien référencé quand son lien est positionné dans les premiers résultats de recherche. Ces techniques cherchent entre autres à apporter un maximum d’informations concernant le contenu d’une page web (avec les mots-clés par exemple), aux robots d’indexation des moteurs de recherche.

Droit voisin

Les droits voisins du droit d’auteur constituent une extension de la propriété littéraire et artistique en droit français. Ils reconnaissent, entre autres, les artistes-interprètes et les producteurs de musique ou de vidéo comme des ayants droit, au même titre que les auteurs.

Lien profond

Ou lien en profondeur : sur le Web, c’est un type de lien hypertexte qui pointe directement vers une page spécifique d’un site internet, et non sur sa page d’accueil.

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