Etats-Unis: la riposte graduée bloque au démarrage

par Stéphane Moussie
publié le 10 août 2012 à 18h03

Si les projets de loi américains Sopa , Pipa et consorts ont fait largement parler d'eux ces derniers mois, le projet de riposte graduée appliquée au pays de l'Oncle Sam s'est fait bien plus discret. Et pour cause: alors que ce dispositif devait être effectif en juillet, il a finalement été repoussé à une date inconnue pour des raisons techniques.

En juillet 2011, les plus gros fournisseurs d'accès à Internet (FAI) américains avaient signé un accord avec les principaux représentants des ayants droit ( RIAA pour la musique, MPAA pour le cinéma) afin de lutter contre le téléchargement d'œuvres protégées via le peer-to-peer. Un terrain d'entente matérialisé par le Center for Copyright Information (CCI), une organisation regroupant tous ces acteurs sous une même entité.

À l'instar de l'Hadopi française, le dispositif imaginé se veut «pédagogique». À chaque infraction constatée par les ayants droit, qui se chargent eux-même de relever les adresses IP circulant sur les réseaux P2P, un avertissement est envoyé par email au présumé pirate -- via l'adresse fournie par son FAI. Le CCI a fixé à six le nombre d'alertes maximum communiquées à l'internaute, soit le double du procédé à l'œuvre en France.

Mais, contrairement à notre riposte graduée, le système américain ne s'embarrasse pas d'une haute autorité ou d'un organe judiciaire: tout se passe entre les ayants droit et les FAI. De quoi réduire le côté «usine à gaz» et avoir les coudées franches. La suspension de la ligne Internet, la sanction phare prévue par la riposte française, est également laissée au bon vouloir des FAI américains. Les élus n'interviennent à aucun moment dans cette affaire, qui reste entièrement dans les mains des entreprises et des lobbys.

Voici, dans le détail, comment se décomposerait la riposte graduée américaine selon le projet, dans le cas où un internaute serait «flashé» à plusieurs reprises :

- Première étape : le FAI envoie un email d'avertissement à son abonné pour le prévenir que sa ligne a été repérée en train de télécharger une œuvre protégée, et que cet acte est illégal. Cet avertissement est accompagné de liens menant vers des ressources (on imagine que le site du CCI est là pour ça) lui permettant de s'assurer de la sécurité de son ordinateur et de sa connexion Internet, ainsi que des informations sur les offres légales de films et de programmés de télévision -- une PUR idée .

_ - Deuxième étape : le FAI peut envoyer une nouvelle fois le même email, ou bien sauter cette étape pour passer à la suivante ;

_ - Troisième étape : le FAI adresse un nouvel avertissement qui contient cette fois un mécanisme (non explicité pour l'heure) qui demande à l'internaute d'accuser réception de l'email. Une étape qui correspond à peu de chose près au courrier par recommandé envoyé par l'Hadopi, si ce n'est qu'elle reste électronique ;

_ - Quatrième étape : la même chose que la phase précédente ;

_ - Cinquième étape : à partir de là, le FAI peut -- tout comme il « peut ne pas » -- prendre une mesure pour stopper les téléchargements. Le fournisseur peut par exemple réduire la vitesse de connexion, mettre en place une redirection automatique vers une page web jusqu'à ce que l'abonné le contacte, etc. ;

_ - Sixième étape : un dernier email est envoyé à l'abonné et le FAI peut, s'il le souhaite, infliger une nouvelle sanction.

Détail d'un logiciel de P2P. Photo nrkbeta CC BY.

Et après la sixième étape ? Mystère. De nombreuses zones d'ombres demeurent. «Chaque FAI doit développer ses infrastructures pour automatiser le système [de repérage des téléchargements, ndlr]» , lançait en mars le patron de la RIAA, sans préciser qui paiera la facture (ayants droit ? FAI ? internautes?). Et quid du direct download , dans un système qui ne mentionne pour l'instant qu'une surveillance du P2P? Qu'en sera-t-il par ailleurs des injonctions envoyées aux présumés pirates par un groupe d'avocats?

En court-circuitant tout acteur extérieur, les FAI et les ayants droit américain ont créé un système plus souple, sauf pour l'abonné. Celui-ci pourra contester sa culpabilité en demandant un arbitrage externe auprès de l' American Arbitration Association (AAA) contre la somme de 35$ (environ 30 €). Un acte facturé pour contenir un trop grand nombre de recours -- comme au Royaume-Uni . L'abonné pourra toujours saisir la justice, mais il s'agit d'une alternative bien lourde pour contester un avertissement de piratage.

Toujours est-il qu'à l'heure actuelle, aucun email n'a encore été envoyé. Les raisons avancées tiennent moins du politique (un délai supplémentaire après les déboires de Sopa aurait pu faire sens) qu'à des impératifs techniques. C'est ce qu'explique Gigi Sohn , une avocate qui a rejoint l'organe consultatif du CCI : «Premièrement, les FAI sont toujours en train de mettre en place la technologie pour envoyer les alertes et cela a pris plus de temps que prévu. Deuxièmement, [nous] avons testé des messages pour les avertissements afin de voir ce qui sera efficace et ce qui ne le sera pas. [...] Troisièmement, l'AAA met en place ses procédures pour les recours, en s'assurant notamment que le processus soit aussi simple que possible.» Aucune date de lancement n'est avancée par l'avocate.

Et Gigi Sohn de conclure que, pour que l'initiative du CCI fonctionne, il faut garder à l'esprit cette citation : «L'erreur de l'Hadopi a été de mettre l'accent sur la sanction.» Une phrase prononcée par Pierre Lescure, chargé de la concertation sur l'adaptation du monde de la culture aux enjeux du monde connecté, lors du dernier Festival d'Avignon .

Lire les réactions à cet article.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique

Les plus lus