La télé publique espagnole se prend un direct de la droite

par François Musseau
publié le 15 mars 2012 à 13h05

«Une véritable boucherie.» José Manuel Silva, président intérimaire du conseil d'administration de RTVE, la télé publique espagnole, n'a pu réprimer une moue de dégoût en égrenant les hachazos («les coups de hache») à laquelle la «vénérable institution de tous les Espagnols» va être soumise : finis les documentaires de la «Dos» (la deuxième chaîne), que les intellectuels associent ici à un des derniers réduits de qualité ; envolés les quinze ans de Saber y ganar («Savoir et gagner»), quiz culturel mythique suivi par 1,7 million de téléspectateurs ; adiós à Clan, référence des émissions pour enfants ; oubliée la chaîne Teledeporte qui défendait les sports minoritaires, réduite à un fil informatif. Quant aux grands rendez-vous sportifs, ils seront rapportés à la portion congrue, les coupes amputant l'institution de la Ligue des champions, le must du foot, de la Ligue de basket, très suivie aussi. RTVE ne renonce certes pas aux JO de Londres, cette année, mais taille d'un quart dans son budget. Vingt dirigeants sont mis à la rue, les salaires des présentateurs vedettes baissent d'un quart, les voitures officielles disparaissent. Au total, les économies atteignent 200 millions d'euros cette année et devraient aller crescendo en 2013. La voilure des programmes de la RTVE est réduite de 40%, du jamais vu depuis sa création en 1956.

Pour le conservateur Mariano Rajoy, qui a gagné haut la main les législatives de novembre, cette saignée n'est qu'une «faible part de la nécessaire cure d'extrême austérité» à laquelle Madrid s'est engagée vis-à-vis de Bruxelles pour réduire de moitié son déficit public de 8,5%, soit 30 milliards d'euros. N'empêche, la tronçonneuse contre la télévision publique revêt un impact singulier. «Cette dégringolade est d'une telle magnitude qu'elle met en danger la fonction même de service public de la chaîne» , dénoncent l'opposition socialiste et les syndicats majoritaires de la chaîne. A Prado del Rey et au Pirulí, les deux sièges madrilènes de RTVE, la rage est d'autant plus grande que, ces dernières années, la première chaîne a su dépasser ses concurrents privés tant sur le plan de l'audimat que de la qualité de ses programmes. Or, avec l'annonce des coupes, le gouvernement a prévu que le taux d'audience de 14,2% (21% en incluant toutes les chaînes de RTVE) chute à moins de 10%, soit en dessous de Telecinco ou d'Antena 3 et ses programmes sensationnalistes.

Au-delà des coupes budgétaires drastiques, c'est l'un des principaux héritages de l'ère Zapatero qui est en péril. Le leader socialiste avait instauré le pluralisme et une culture de la neutralité dans une institution qui ne s'était toujours pas débarrassée du contrôle politique hérité de la dictature franquiste : avec Zapatero, le fonctionnement et les programmes de RTVE ont été soumis au contrôle parlementaire, et sa direction a cessé d'être une nomination arbitraire du pouvoir en place. A preuve, les JT de la télé publique, leaders d'audience, ont été récompensés l'an dernier par le Global Media Awards pour leur «rigueur, exactitude et diversité» .

Ce genre de trophée est en péril car les menaces de purge se précisent. Fin 2011, à la stupéfaction générale, le conseil d'administration de RTVE a exigé de lire au préalable les prompteurs des présentateurs, comme au temps béni de la censure franquiste. Face au tollé, le couperet a été différé… pour mieux réapparaître ces jours-ci. Au Parti populaire (PP), la formation au pouvoir (qui dispose d'une ample majorité absolue), on ne fait pas mystère des intentions gouvernementales : «Nous allons en finir avec les laquais socialistes qui dominent la télé publique» , a tancé Carlos Soriano, un dirigeant du PP. Dans le collimateur : le PDG Fran Llorente, que la droite surnomme «le chef de presse de l'opposition» , et Ana Pastor, présentatrice vedette de la tranche matinale, qui eut l'audace de défendre en direct le pluralisme de la chaîne face aux imprécations de la numéro 2 du PP, Dolores de Cospedal.

En février, un dirigeant du think tank ultralibéral du PP, dirigé par l'ex-président du gouvernement José María Aznar, a lâché : «Quand on regarde les JT, on n'a pas l'impression qu'il vient d'y avoir des élections. Nous allons vite y remédier !» Une façon d'annoncer la reprise en main de la télé publique par le pouvoir. Défenseur acharné d'une RTVE «plurielle et neutre» , le cinéaste David Trueba a ironisé dans les colonnes d' El País : «Heureusement, ils ne vont pas supprimer les programmes du cœur et les messes dominicales !»

Paru dans Libération du 13 mars 2012

De notre correspondant à Madrid

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