Critique

Le Burlesque de pépé

Précambrien . Femmes zoophiles, bébés soûlards… La revue «1895» rend justice à une vingtaine de comédies françaises de 1907 à 1914.
par Eric Loret
publié le 17 novembre 2010 à 0h00

Quand on pense comique + muet, ce sont plutôt Chaplin et Buster Keaton, deux Américains, qui viennent à l’esprit. Eventuellement le Français Max Linder, inspirateur supposé de Chaplin, voire des Marx Brothers. Mais entre les effets spéciaux déjantés de Georges Méliès et le rire raffiné de Linder, un tas d’œuvrettes comiques françaises sont généralement passées à la trappe.

Beigne. C'est ce trou que décide de revisiter le numéro d'automne de la revue 1895, en faisant défiler pour nous une sarabande de cochons dansants, de femmes zoophiles et de bébés alcooliques. Si vous ne le croyez pas, vous n'avez qu'à ouvrir vos yeux sur le DVD qui est fourni avec, rassemblant vingt films inédits de la période 1907-1914, dont Patrouillard et l'Ours policier,Cunégonde membre de la SPA ou le Suicide de Bébé. Aucun enfant, qu'on se rassure, n'est maltraité dans ce dernier opus. On y voit simplement Bébé, personnage récurrent de mioche inventé par Louis Feuillade (un de ses concurrents sur le marché de la rigolade se nomme Willy, sous la caméra de Joseph Faivre) se livrant à un chantage au flingue pour que ses parents ne divorcent pas.

Dans les séries de Bébé ou de Willy, c'est la bonne bourgeoisie qui est généralement mise à mal par le détournement et l'anarchie généralisée, parfois avec ambiguïté, comme dans Bébé est socialiste (1911), où l'enfant décide d'inviter des chiffonniers à manger chez ses parents. Mais le père, député de gauche, lui foutra une beigne et virera toute cette racaille manu militari.

On considère généralement cette production burlesque avec un certain mépris, indique Patrick Désile, inspirée «de dessins humoristiques ou de numéros de cirque ou de music-hall» ou encore du genre de la course-poursuite, typique de «la pantomime anglaise» et du «vaudeville américain». Pour aller contre cette vulgate un peu péjorative, ce numéro de 1895 interroge la prétendue unité du comique français primitif et le cadre spectaculaire dans lequel il s'inscrit : où l'on découvre par exemple l'existence du ciné-théâtre d'André Deed, forme mixte que son inventeur définit comme une «action qui se déroule tantôt au cinéma et tantôt sur la scène par les mêmes artistes, dans les mêmes costumes, les mêmes têtes, les mêmes décors». De même la question de la «géographie sociale» des salles de cinéma dans le Paris de 1910 et des «usages sociaux de ces films comiques» est posée, sinon résolue.

«Même cliché». Les rapports avec le cirque, le caf' conc' et la bande dessinée (dont sont issus les personnages d'enfants destructeurs) sont largement explorés, mais aussi la reprise par le cinéma surréaliste et dada des motifs récurrents de ce comique forain. Les auteurs ont surtout le bon goût de citer des tas de théoriciens de l'époque, voire de produire des fac-similés bidonnants comme ceux des chroniques de Z. Rollini (le frère de Ferdinand Zecca), qui avoue avoir écrit «plus de deux cents scénarios comiques» : «N'allez pas croire qu'il y avait dans chacune de ces scènes une idée nouvelle… Oh que non ! J'ai servi deux cents fois le même cliché en échangeant le milieu ou les types […] : dispute entre époux, vaisselle brisée, chute dans un baquet, tuyau crevé.»

Avec comme viatique une définition du «grotesque» issue de Baudelaire et reprise par le critique Canudo en 1908 : «Rapport joyeux et immédiat […] à un spectacle où sont mises en cause les règles et les conventions (biologiques autant que sociales et culturelles) qui définissent l'intégrité du corps et l'espace normé dans lequel celui-ci évolue.»

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