Enquête

Le Peer est derrière nous

Avec l'arrivée de plateformes telles que Rapidshare, qui permet de télécharger ­ illégalement ­ des fichiers beaucoup plus vite qu'avec le traditionnel peer-to-peer, d'innombrables albums entiers sont à disposition et une nouvelle «mélomanie» émerge. Mais jamais le fossé entre le débat sur le piratage et la réalité des pratiques sur le Net n'a paru aussi profond. Enquête.
par Bruno MASI
publié le 10 juin 2006 à 21h45

La musique sur le Net fait sa révolution. Alors que les députés et le ministre de la Culture, aux côtés des maisons de disques, ont lancé la guerre contre les sites de peer-to-peer, les modes d'échange de fichiers musicaux connaissent un bouleversement radical. Une technologie encore confidentielle rend plus incontrôlable la circulation des oeuvres. La Toile n'offre plus seulement le dernier album de Britney Spears ou de Paul McCartney mais une discographie illimitée où se côtoient les sorties grand public archipopulaires, les productions pour initiés, et les centaines de 33 tours oubliés qui fleurissent sur les trottoirs à l'occasion des vide-greniers. On peut désormais écouter, en toute illégalité, aussi bien le nouveau disque de Lara Fabian que les Jackson Five ou le rock branché des Arctic Monkeys et passer en revue, avec une facilité déconcertante, des décennies entières de musique enregistrée. Le phénomène est tel que les politiques et les industriels paraissent, une nouvelle fois, en retard d'une bataille. Mais une chose est sûre : jamais le fossé entre le débat sur le piratage et la réalité des pratiques sur la Toile n'a paru aussi profond.

Sur le modèle de cette nouvelle cinéphilie née avec la démocratisation de la vidéo et qui ne fait plus de différence entre cinéma d'auteur, DVD gore, séries B et films des Straub et Huillet, une nouvelle mélomanie boulimique est en train d'éclore. Les mélomanes du Net mêlent les concerts punk à la salsa, la musique d'ascenseur au free jazz le plus avant-gardiste. Le tout, en un seul clic. Depuis un an, des sites d'un genre nouveau ont fait leur apparition. Ils s'appellent Rapidshare, Megaupload, Turboupload, Ultrashare ou Storeandserve. Sur leurs pages d'accueil, pourtant, rien d'anormal. Ces plateformes proposent gratuitement un espace de stockage en ligne, et permettent d'échanger des photos ou des vidéos personnelles entre amis. Un fichier déposé sur l'un d'entre eux est ainsi consultable, durant trente jours, par toute personne qui en possède le lien. Mais l'opportunité d'y placer autre chose que des images était trop belle. Des milliers d'internautes se sont engouffrés dans la brèche pour y stocker des albums entiers. Ces sites, qui fonctionnent comme des disques durs virtuels à la mémoire gigantesque, offrent la possibilité de télécharger des fichiers imposants à une vitesse faramineuse. Quand il faut parfois une heure pour copier un album entier sur un site de peer-to-peer, seules quelques minutes sont nécessaires pour l'obtenir via les deux principaux hébergeurs, Rapidshare ou Megaupload. Anonymes, en grande partie gratuits, même si certains d'entre eux offrent aussi un accès payant (qui ne limite pas le catalogue d'oeuvres proposées mais le nombre de téléchargements par jour), ils modifient radicalement l'échange et l'acquisition de musique en ligne.

«L'offre est démentielle, supérieure à tout ce qui existe en CD»

A 33 ans, Philippe entretient sa passion de la musique en achetant plusieurs dizaines d'albums par mois. En décembre, il tombe sur Rapidshare. Après quelques heures passées devant l'ordinateur pour en comprendre le fonctionnement et entrevoir les multiples possibilités qui s'offrent désormais à lui, ce jeune père de famille met le doigt dans l'engrenage et se sent immédiatement «foutu». «J'ai commencé par découvrir un blog proposant plein de trucs que je rêvais d'écouter comme des garage bands et des groupes de filles des années 60, et sitôt que j'ai compris son fonctionnement, j'ai dû télécharger la moitié de ce qu'il proposait, notamment beaucoup de compilations de rock psychédélique semi-pirates sur lesquelles je sais que, de toute façon, les ayants droit ne sont jamais rémunérés. Disons que ça m'a déculpabilisé.» Philippe télécharge comme un fou. Entre quinze et vingt albums par jour : «J'ai commencé avec les blogs proposant des disques ultrapointus pour finalement me retrouver à télécharger toutes les nouveautés possibles et imaginables, sans oublier des choses que j'ai perdues, que je regrette d'avoir vendues... L'offre est démentielle, supérieure, je pense, à tout ce qui existe en CD. Impossible de résister. Je dois écouter la moitié de ce que je télécharge, ce qui est évidemment tout à fait ridicule, mais la curiosité est toujours plus forte que la raison. Et je me dis qu'un beau jour, tout ça va s'arrêter. Alors je prends de l'avance.»

La technologie nourrit les compulsions les plus tenaces. Et bouleverse aussi le type de musique disponible. Au format MP3 promu par les adeptes du peer-to-peer succède la mise en ligne d'albums entiers. Désormais compressés et transférés à une vitesse vertigineuse, ils deviennent accessibles aussi facilement qu'une chanson, pourtant moins imposante. Du coup, un nouveau type de blogs a vu le jour. La Toile, jusque-là dominée par les MP3blogs qui, chaque jour, proposent de télécharger un ou deux morceaux, déborde désormais de sites personnels où les internautes mettent à disposition tous leurs CD, mais aussi des vinyles ou des enregistrements pirates. On les appelle les «albums blogs». Depuis Belo Horizonte au Brésil, Hever, un journaliste âgé d'une quarantaine d'années, anime Música Do Bem sur lequel il diffuse des albums de salsa et de jazz latino, «avec un goût assumé pour les années 50 et 60». «Depuis six mois, je mets en ligne régulièrement l'intégralité de mon catalogue. Je le fais gratuitement, pour le plaisir de faire découvrir les disques qui m'ont fait vibrer. Les serveurs tels Rapidshare ou Megaupload répondent à une attente très contemporaine, cette envie d'échanger, de découvrir et de s'informer sans cesse davantage.»

A l'autre bout de l'Internet, Regnyouth défriche le rayon pop indé. Planète Xtabay exhume des compilations bizarres de rythmes polynésiens. Chocoreve propose une sélection d'artistes des années 60-70, Zappa, The Grateful Dead ou The Birds. Sounds of Champaign s'est fait connaître en diffusant les meilleures musiques de film, et Tam Tam & Mélodie, les chansons hawaïennes les plus saugrenues. MusicHole a disposé sur sa page les shows des Beatles, de Peter Tosh ou d'Underworld et Moogpower, le concert de The Clash à New York en 1981. Una Piel de Astracam, un blog espagnol apparu il y a un mois, a choisi de se consacrer aux nouveautés et présente des productions dont certaines ne sont pas encore commercialisées. On peut y télécharger l'album Ships, de Danielson, ou ceux des groupes I Love You But I've Chosen Darkness, Beirut, Jel, Tindersticks ou Final Fantasy. Chaque jour, des dizaines de nouveaux fichiers sont mis en ligne. Pour s'y retrouver, Totally Fuzzy, un site allemand tenu par une bande d'originaux rivés à leurs claviers, recense les derniers disques accessibles. Il suffit alors de se rendre sur le blog mentionné, et de cliquer sur un seul lien pour ouvrir le fichier hébergé par Rapidshare. Simple comme un jeu d'enfant. Simple, et presque effrayant.

«C'est assez éloigné de la philosophie des MP3blogs basée sur la prescription»

Le débat sur les droits d'auteur comme celui sur le peer-to-peer apparaissent dépassés, comme s'ils relevaient d'une époque ancienne et frileuse. Rapidshare ou Megaupload ressuscitent les sons oubliés par la mémoire collective sans se poser une seule minute la question des ayants droit. D'ailleurs, le phénomène divise la blogosphère. Avec la généralisation du haut débit il y a deux ans, nombre de mélomanes se sont emparés du Net pour afficher leurs goûts musicaux, échanger avec d'autres passionnés et donner envie, via leurs MP3blogs, de découvrir leurs artistes préférés. Une myriade de sites animés par une poignée d'irréductibles (avec un ou deux titres en ligne seulement) a fleuri ces derniers mois. La polémique suscitée par Rapidshare a rebondi de page en page, à grand renfort de posts et d'invectives salés. Selon Sean Michaels, qui anime le blog musical du magazine Wired et dont la page personnelle, Said the Gramophone, fait désormais autorité, «le débat autour des albums blogs cristallise toutes les inquiétudes qui ont trait à la musique en ligne. Beaucoup de discussions sur ce thème ont circulé sur le Net. La grande majorité des blogueurs semble contre cette idée de mettre à disposition des albums entiers. Les sites personnels qui les diffusent permettent seulement à leurs lecteurs de ne pas avoir à payer pour obtenir le disque qu'ils désirent. C'est finalement assez éloigné de la philosophie initiale des MP3blogs basée sur la prescription et le partage». Un point de vue que ne partage pas Hever. Pour lui, la mise à disposition d'albums revêt un caractère presque social : «Le Brésil possède une vraie culture musicale dans laquelle les Brésiliens se reconnaissent. Mais un disque coûte 20 dollars quand le revenu moyen ne dépasse pas les 130 dollars. C'est un contresens que j'espère pallier.»

La polémique dissimule mal l'inquiétude d'une grande partie des blogueurs. Et si les autorités venaient fouiner dans cette jungle nouvelle ? Et si, sous prétexte de fermer les albums blogs, elles en venaient à interdire l'ensemble des blogs musicaux, sans distinction ? Selon Oliver Wang de Soul Sides, un MP3blog très populaire dédié à la soul : «Le risque de nous voir tous fermer dépend de l'attitude des ténors de l'industrie du disque. Pour l'heure, le phénomène n'est pas, à leurs yeux, assez important pour qu'ils dépensent leur énergie et leur argent. Les albums blogs ne sont encore qu'un détail au regard du peer-to-peer.» Pour Philippe, le téléchargeur frénétique, l'arrivée de Rapidshare et Megaupload pourrait sonner le glas de tous ces blogs. Et remiser une nouvelle fois aux oubliettes des pans entiers de l'histoire de la musique : «Quand les autorités commenceront à se pencher sur les blogs musicaux, j'espère qu'elles feront la différence entre ceux qui apportent un contenu informatif et critique, et qui représentent une véritable alternative à la presse, à l'image des fanzines à une époque, et ceux qui ne sont que des robinets à musique. Encore que ce n'est pas si simple : je connais autant de robinets qui sont tout de suite à la bonne température que de blogs sans intérêt.» Si ces modes d'échange sont économiquement discutables, ils concrétisent une utopie: celle d'une musique indifféremment diffusée, sans critères médiatiques ni commerciaux, profuse et multiple, garante de cette nouvelle mélomanie.

L'échange de musique en ligne, aussi gratuit soit-il, génère sa propre économie

Mais à qui profite le crime ? Aux internautes peu scrupuleux de la légalité ou très critiques envers la notion de droits d'auteur ? Ainsi dématérialisée et si facilement téléchargeable, la musique semble n'appartenir à personne et surtout plus aux artistes qui la composent. Pour Hever de Música Do Bem, «l'industrie du disque veut à tout prix associer le partage de musique à de la piraterie alors qu'en matière de copie privée le consommateur a des droits. La technologie permet aujourd'hui ces échanges d'informations. Elle en a créé le besoin et les sollicite constamment. Ce mécanisme aujourd'hui est irréversible, impossible de faire marche arrière. C'est à la société à s'adapter, et dans ce cas précis à l'industrie phonographique». Devant cette profusion de disques en libre accès, on ne voit pas comment les ventes d'albums remonteraient soudainement la pente. A moins que la musique enregistrée devienne un simple outil promotionnel, censé remplir les salles de concert. Le processus est déjà amorcé et bon nombre de musiciens auraient choisi d'augmenter le prix de leurs prestations. Les programmateurs parlent d'une hausse de 30 % des cachets de certains groupes.

Mais l'échange de musique en ligne, aussi gratuit soit-il, génère sa propre économie. Le partage de fichiers sert les intérêts des créateurs des sites d'hébergement tels que Rapidshare. Avec leurs formules d'abonnement, les développeurs de ces plateformes s'assurent des revenus substantiels. En toute discrétion : «Au début de l'année, raconte Philippe, j'ai pris un abonnement d'un mois à Rapidshare. Je voulais pouvoir télécharger sans limite de quotas. Ce n'était même pas cher, 9,90 euros pour trente jours. Puis j'ai décidé de faire une pause. J'avais beaucoup trop de disques à écouter et j'ai commencé à trouver choquant le fait de ne plus payer la musique elle-même, mais juste le moyen de l'avoir : c'est comme si l'essence était gratuite mais que tu devais louer la boîte de vitesses. C'est aussi déloyal vis-à-vis de ceux qui fournissent le contenu, les blogueurs, qui passent des heures à encoder leurs CD et leurs vinyles et qui réactualisent bénévolement leurs sites tous les jours.»

D'importants groupes industriels ont flairé le bon coup. Le stockage de données en ligne n'est plus l'apanage de particuliers qui ferment les yeux sur le contenu des documents qu'ils hébergent. C'est devenu un marché lucratif. Les fournisseurs d'accès à l'Internet n'ont pas l'intention d'y jouer les seconds rôles. Neuf Cegetel vient de lancer 9 Giga, un disque dur virtuel consultable depuis un téléphone portable, un ordinateur de poche et bientôt un téléviseur, contre un abonnement de 3,90 euros par mois. De quoi pousser à la création de centaines d'albums blogs supplémentaires, et généraliser l'échange rapide d'albums. Sur les 2 millions de données échangées à ce jour, seuls 5 % seraient apparus suspects. Mais pour Patrick Asdaghi, le directeur marketing du groupe, «le contrôle des fichiers que nous hébergeons n'est pas à l'ordre du jour, par respect pour nos abonnés. Nous ne sommes pas là pour les fliquer». De son côté, Google travaillerait à l'élaboration du GDrive, un espace de stockage illimité. La révolution ne fait que commencer.

Photos Emmanuel Pierrot

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique

Les plus lus