Le Watergate fait toujours des vagues

par Lorraine Millot
publié le 18 mai 2012 à 16h11

Après quarante ans, des centaines de livres et des milliers d'articles, le scandale du Watergate continue de s'écrire. Aux Etats-Unis, deux nouveaux livres s'attaquent à la formidable investigation qui a conduit à la démission du président Richard Nixon en 1974. Ils écornent la réputation de Bob Woodward et Carl Bernstein, les journalistes du Washington Post qui avaient mené l'enquête.

Le dernier livre en date, écrit par Jeff Himmelman et sorti ce mois-ci au Etats-Unis, suggère que Woodward et Bernstein (appelés aussi «Woodstein» en hommage à leur duo longtemps fusionnel), qui ont mené l'investigation après le cambriolage du siège du parti démocrate en juin 1972 et réussi à remonter jusqu'à la Maison Blanche, auraient trahi certains faits dans leur récit de 1974, les Hommes du Président (qui a inspiré le film du même nom où ils sont campés par Robert Redford et Dustin Hoffman). Bob Woodward y raconte comment il déplaçait un pot de fleurs sur son balcon quand il voulait rencontrer, dans un parking souterrain au milieu de la nuit, sa principale source, la longtemps mystérieuse «Gorge profonde». Dans une interview de 1990 qui n'avait encore jamais été publiée, le rédacteur en chef du Washington Post , Ben Bradlee, avait exprimé des doutes sur cette mise en scène, révèle l'ouvrage de Himmelman. «J'ai un petit problème avec Gorge profonde , confiait alors Ben Bradlee. L'histoire de la plante a-t-elle vraiment eu lieu ? Et y a-t-il eu une rencontre dans un garage ? Cinquante rencontres dans le garage ? […] Quelque chose me fait encore craindre que tout cela ne s'est pas totalement déroulé ainsi.»

Dans ce même livre, Himmelman, qui a lui-même entamé sa carrière comme collaborateur de Woodward puis de Ben Bradlee et a longtemps été un de leur proche, accuse aussi «Woodstein» d’avoir menti en assurant depuis bientôt quarante ans qu’ils n’avaient jamais obtenu d’informations des membres du grand jury chargé des inculpations dans l’affaire du Watergate. Dans les archives de Ben Bradlee, Himmelman a découvert sept pages de notes rédigées par Carl Bernstein et racontant sa visite à l’un des jurés.

Interrogé par Libération , l'ancien éditeur du Washington Post qui supervisait l'enquête de «Woodstein», Barry Sussman, souligne avoir su depuis longtemps que les deux journalistes avaient un juré parmi leurs sources… et mentaient donc à ce sujet. «Moi aussi, j'ai eu des doutes au sujet des rencontres dans le garage et les mouvements du pot de fleurs» , ajoute Sussman, qui s'était vu écarté par Woodward et Bernstein lorsqu'ils ont rédigé les Hommes du Président .

Barry Sussman, qui se targue de n'avoir jamais lu ce livre de «Woodstein» car il rédigeait à l'époque son propre récit des faits (2), accuse aussi le duo d'avoir considérablement exagéré le rôle de Gorge profonde. «Gorge profonde n'était pas importante pour l'enquête du Washington Post , assure Sussman. Même si elle n'avait pas existé, cela n'aurait pas fait de différence.» Dans un autre livre publié en mars aux États-Unis (3), le journaliste Max Holland raconte, lui, comment Woodward et Bernstein se seraient même laissés manipuler par Gorge profonde, qui, en 2005, s'est révélé être le numéro 2 du FBI à l'époque, Mark Felt. «Le livre de Woodward et Bernstein est un conte de fées, assène aujourd'hui Max Holland. Felt ne disait pas la vérité, il poursuivait ses propres intérêts de carrière.» En comparant les notes de Woodward lors de ses entretiens avec Felt, et les citations reprises dans les Hommes du Président, Max Holland dit aussi avoir découvert de nombreuses citations incorrectes, «réarrangées» , «inexactes» ou même totalement absentes du document d'origine. «Aucun autre reporter ne pourrait se permettre cela sans que son intégrité journalistique ne soit mise en question» , charge Holland.

Interrogés à différentes reprises sur ces attaques, Bob Woodward et Carl Bernstein ont bien sûr défendu leur travail. Ben Bradlee, l'ancien rédacteur en chef du Washington Post aujourd'hui âgé de 90 ans, s'est aussi rangé de leur côté par le biais d'un communiqué de sa femme, Sally Quinn (également journaliste au WaPo ) sur le site Politico : «Pour un éditeur ou un lecteur, il n'y a rien de mieux que la signature de Bob Woodward sur un sujet majeur. J'ai toujours eu et j'aurai toujours confiance en lui.» Pour Glenn Frankel, un autre ancien du WaPo , qui a, lui aussi, longtemps travaillé sous la direction de Woodward, tout cela ne devrait pas non plus remettre en question l'enquête : «Avant que Gorge profonde ne se révèle, beaucoup ont eu des doutes, ou pensaient qu'il s'agissait d'un personnage composite. Mais Mark Felt a confirmé que tout était vrai quand il s'est dévoilé.»

L'enquête du Washington Post reste un modèle, souligne Frankel, aujourd'hui directeur de l'école de journalisme de l'université du Texas, à Austin. Tout en concédant que certains «mystères» demeurent près de quarante ans plus tard : «Comme pour Kennedy, on ne finira jamais de poser des questions.»

(1) Yours in Truth : A Personal Portrait of Ben Bradlee , de Jeff Himmelman.

_ (2) The Great Coverup : Nixon and the Scandal of Watergate , de Barry Sussman.

_ (3) Leak : Why Mark Felt Became Deep Throat , de Max Holland.

Paru dans Libération du 17 mai 2012

De notre correspondante à Washington

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