Le boss d’Activision shoote à tout-va

par Olivier Seguret
publié le 27 avril 2010 à 11h23
(mis à jour le 27 avril 2010 à 18h20)

Voilà bientôt deux mois que ça dure. Activision, probablement le plus puissant éditeur-producteur mondial de jeux vidéo (et très rentable pilier de l'empire Vivendi-Universal) rencontre de sérieux problèmes avec son studio phare, Infinity Ward, qui a développé le blockbuster de la saison 2009-2010, Call of Duty : Modern Warfare 2 (300 millions d'euros encaissés le premier jour de lancement et près de 11 millions d'exemplaires écoulés depuis).

Tout a commencé le 1er mars dernier par une descente musclée de vigiles au siège d’Infinity Ward à Encino, en Californie, dans les bureaux même de ses deux principaux dirigeants, Jason West et Vince Zampella, alors que ceux-ci étaient justement convoqués par la direction d’Activision. Saisie de matériel et de documents, tollé dans les locaux et premières fuites sous formes de tweets émis par des employés scandalisés.

Dans les heures qui suivent, on apprenait la mise à pied avec effet immédiat du binôme West-Zampella, sèchement accusés d’insubordination par un communiqué glacial d’Activision, qui précisait en outre avoir des preuves que certaines clauses de leurs contrats avaient été violées, qu’une enquête était en cours et que des procès allaient suivre. Bigre !

Dans la communauté des développeurs, l’émoi est considérable. Grâce à la capillarité instantanée du Web et des réseaux professionnels, la brutalité de la manœuvre provoque un retour de boomerang immédiat dans la vitrine d’Activision, et particulièrement au visage de son chef, Robert Kotick, caricature de vulgarité libérale et tête de turc des insurgés.

Payé 15 millions de dollars par an (environ 11 millions d'euros, sans compter les stock-options fastueuses qu'il se flatte régulièrement de convertir au meilleur cours), Kotick est orfèvre en déclarations à l'emporte-pièce et ne cache pas quel but supérieur anime sa politique : cajoler Wall Street et les actionnaires de la major. A cette fin, il maintient ses studios sous une pression marketing permanente, parfois au prix d'une stratégie non durable, comme l'a démontré l'ascension puis la débandade de la fameuse licence Guitar Hero .

Le premier à avoir dégainé en signe de solidarité avec West et Zampella n'est autre que Tim Schafer, le plus rock'n'roll des game designers ( Psychonauts ). «Reprocher à Activision de se comporter de la sorte, c'est comme reprocher aux singes de balancer leur merde : c'est ainsi que la bête s'exprime» , a-t-il joliment synthétisé sur Twitter .

Schaffer connaît bien son sujet, ayant lui aussi enduré des déboires chez Activision, qui a produit son dernier jeu, Brutal Legend , mais a tenté de l'ensabler en refusant de le distribuer, poussant Schaffer dans les bras du meilleur ennemi d'Activision, Electronic Arts. L'histoire, d'ailleurs, se répète : le 12 avril, à peine un mois après leur fracassante éjection, le duo West-Zampella fondait un nouveau studio, Respawn (quelque chose d'ironique entre «Renaissance» et «Réapparition»…), placé illico sous la protection d'Electronic Arts tout en se ménageant une indépendance statutaire. Loin d'en rester là, West et Zampella portent plainte à leur tour. Leurs motifs sont rédigés dans des termes extrêmement agressifs envers Activision et Kotick, levant un coin de voile sur les méthodes et conditions de travail imposées. Parmi les griefs, on relève notamment : «ahurissante arrogance», «cupidité débridée», «encouragement à la quantité plutôt qu'à la qualité», «cadences forcées jusqu'au point de rupture» et ce coup de pied de l'âne bien visé : «Activision est géré par un PDG qui a déclaré que le meilleur moyen de diriger une entreprise de jeux vidéo était d'engendrer une culture du pessimisme et de la peur et qui préfère payer ses avocats plutôt que ses employés.» Ils réclament d'autre part 36millions de dollars (27millions d'euros) en bonus et indemnités.

Mais dans l'immédiat, il y a pire pour Activision : l'hémorragie de personnel qui frappe Infinity Ward depuis le jour du coup de force. Pas une semaine ne se passe sans que ne soient annoncés de nouveaux départs. Près de 15% de l'équipe aurait quitté le navire à ce jour, sur un effectif d'une centaine de permanents… Sentant venir le danger, Activision a tenté de calmer le jeu. D'abord via communiqués : «Nous sommes déçus et attristés des accusations injustes prononcées contre Activision.» Puis en sécurisant la licence Call of Duty : assurée de connaître des suites au moins biannuelles, elle fait un triomphe ces jours-ci avec les ventes record de DLC (contenus additionnels téléchargeables). Enfin, Activision déploie une câlinothérapie nouvelle à l'égard des employés d'Infinity Ward, qu'elle abreuve de communiqués flatteurs et rassurants.

Si cette affaire est importante, c’est parce qu’elle fera peut-être un jour figure de date clef dans la longue histoire de l’affranchissement, de la reconnaissance des droits des développeurs et du degré de propriété sur leurs œuvres que les grands studios sont prêts, ou pas, à leur octroyer. L’affaire Infinity Ward ressemble à une brutale mais saine prise de conscience : il va falloir que les game designers, à l’instar des scénaristes hollywoodiens, s’organisent politiquement et mutualisent la défense de leurs intérêts. Qu’ils apprennent à se muscler dans cet inévitable rapport de force, mais obligent aussi la partie adverse à sa propre réévaluation : la prochaine fois, Activision s’y prendra sans doute autrement.

Paru dans Libération du 26 avril 2010

Lire les réactions à cet article.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique

Les plus lus