Le cinéma se jette allô

Adaptations de séries télé pour portable, feuilletons conçus directement pour le mobile, longs métrages réalisés avec la caméra du cellulaire... Le téléphone crée une nouvelle esthétique et un nouveau marché de l'image.
par Frédérique Roussel et Emmanuelle RICHARD
publié le 3 juin 2006 à 21h40
(mis à jour le 3 juin 2006 à 21h40)

Les fauteuils claquent dans la salle de la Cinémathèque française à Paris. Le film est commencé depuis à peine dix minutes. Les deux tiers des spectateurs filent déjà à l'anglaise, excédés par les images floues et mouvantes. C'est comme si la myopie leur était tombée dessus à l'extinction de la lumière. Le cinéma a habitué à des contours nets, à des images réalistes. Nocturnes pour le roi de Rome perturbe. Impossible de fixer le regard sans ciller. Le projecteur ne tressaute pas, la pellicule ne se voile pas. Tout vient de la manière de filmer de Jean-Charles Fitoussi : non pas en 35 mm mais avec un téléphone portable de troisième génération. La Jaguar de la technologie cellulaire restitue la réalité dans un halo de pixels, devenu un matériau pour le jeune réalisateur. Le narrateur, une voix off, est un vieux compositeur italien à la vue faiblarde invité à une réception en son honneur à Rome. Les défauts exploités donnent une belle ambiance picturale. Une heure et quinze minutes tournées uniquement au cellulaire, avec une vraie histoire, c'est une première mondiale.

Un autre candidat lui dispute cette primeur. Aryan Kaganof affûte la sortie de SMS Sugar Man. Là où Fitoussi a innové sans vraiment le vouloir, le Sud-Africain a bâti une machinerie médiatique qui a précédé depuis des mois la sortie de son film. Cet autre long métrage a été shooté avec huit mobiles sur onze jours. Les personnages principaux sont un souteneur (Sugar Man) et deux prostituées de corvée ce soir-là. Le cynique et pragmatique Sugar Man, qui a trouvé un revenu lucratif en fournissant les élites noires en putes de luxe blanches, va réaliser que l'argent ne suffit pas au bonheur. Plans serrés, ambiance nocturne propice à l'image cellulaire, cul à foison et portable en accessoire indispensable... SMS Sugar Man a été conçu pour l'objet qui l'a filmé. Avantage avancé par le réalisateur : «Cette approche démocratisera l'univers de la réalisation cinématographique et réduira les coûts de production et de projection.» Son pied de nez africain à Hollywood n'aurait coûté que 135 000 euros. Il sera disponible sur une multitude de plates-formes (Internet, cinéma, DVD et télévision), ainsi que dans une version de trente épisodes de trois minutes sur mobile. Le marketing en marche.

RETOUR AU DÉBUT DU CINÉMA

Voici donc le cellulaire outil de création cinématographique. A part les deux exemples précédents, les nouveaux aventuriers du «film de poche» se sont surtout frottés au court métrage. Plusieurs festivals sont nés sur ce terreau. Ainsi du Mobile Film Festival promu en janvier, destiné au grand public et qui a généré quatre-vingt-quatre films d'une minute regardables gratuitement sur l'Internet et le portable (plus de 35 000 téléchargements depuis le 3 janvier). Ainsi du Pocket Films Festival lancé en octobre par le Forum des images à Paris, qui a parié sur le potentiel de création de l'outil. De mai à août, une centaine de téléphones ont été prêtés à des cinéastes (dont notre Fitoussi), photographes et vidéastes. Dans les 400 films reçus traînaient quelques nanars. «Certains réalisateurs n'arrivaient pas à appréhender des scénarios et ne maîtrisaient pas la durée», explique Laurence Herzberg, directrice du Forum des images. Au final, les productions étaient éclectiques : autoportraits, policiers, événements quotidiens... Pendant trois jours, l'auditorium de 600 places était plein à craquer de spectateurs kamikazes curieux de découvrir la sélection des quatre-vingt-cinq films. Dans le hall avaient été distillées des références aux débuts du cinéma, à une époque où la caméra des frères Lumière servait aussi de projecteur. «C'est un retour à l'image des origines, analyse Matthieu Chéreau, critique et blogueur (1). On y trouve beaucoup de qualités plastiques, au croisement du hasard, de l'intuition et du geste.»

«J'ai pris un réel plaisir à tourner, raconte Jean-Claude Taki, 43 ans, dont L'homme qui aimait les fleurs (un fait divers sur une prostituée russe sauvagement poignardée, 7 min 30 s) a recueilli le prix du public. J'aime ne pas avoir d'interférences techniques comme une caméra. Le portable fonctionne comme une prolongation du corps, et je peux tourner à tout moment sans me dire que je peux en faire un film.» En prime, les défauts de l'outil confèrent une nouvelle esthétique. Entre ce qui est vu et ce qui s'imprime, la différence peut être de taille. Le temps de latence de l'enregistrement peut s'avérer assez lent et les lignes du paysage paraître penchées. Suivant les marques, l'image tourne au mauve en plein soleil, avec des stries blanches vibrantes... «Un film tourné avec un mobile donne une qualité particulière de l'image, il permet de filmer de manière spontanée comme un oeil au bout de la main», estime Benoît Labourdette, du Forum des images. Pourvu que la technologie n'évolue pas trop vite, se surprend-on à penser.

ASSAYAS, ALMARIC

La deuxième édition du Pocket Films Festival, programmée du 6 au 8 octobre au Centre Pompidou, se veut plus ambitieuse, avec appel au public (2). Des portables ont déjà été distribués, notamment à des réalisateurs comme Olivier Assayas ou Mathieu Amalric. Sera également inauguré un prototype de studio mobile développé par l'opérateur SFR (encore une première planétaire), qui permet de stocker les images sur un serveur distant et de réaliser le montage sur son téléphone et non plus forcément sur un ordinateur avec Final Cut. Le summum de la mobilité, qui laissera toute latitude aux réalisateurs pour bricoler dans le métro ou dans un café.

Ce bouillonnement créatif donne-t-il des idées de contenus à ceux qui fabriquent ces portables, auxquels près de 48 millions d'abonnés français tiennent comme à leur brosse à dents ? SFR, partenaire avec Nokia de la première édition du Pocket Films Festival, affichait clairement ses prétentions : «En assistant les artistes, on peut peut-être trouver de nouvelles idées pour l'usage des mobiles. Si des contenus et des services spécifiques sont développés pour être diffusés sur téléphone, il reste à voir si les oeuvres audiovisuelles réalisées avec le mobile peuvent avoir un débouché sur ce nouveau type de diffusion.» Pour L'homme qui aimait les fleurs, Taki a été primé deux fois et a gagné au total deux portables...

Les déclarations sont certes plus fracassantes que les réalisations. Dans le Financial Times du 21 mars, le responsable de la division multimédia de Nokia, Anssi Vanjoki, prédit carrément la mort prochaine des «fabricants de baladeurs et de caméras vidéo» et une cascade d'annonces dans l'année qui vient. Le dieu portable fera tout, et le fabricant finlandais, leader mondial dans sa catégorie, vient de distribuer son dernier bijou multimédia, le Nokia 93, à des stars du cinéma comme Gary Oldman. Mission : produire des courts en shootant des tranches de vie quotidienne. Il a ouvert un studio en ligne (Nokia Nseries) pour créer une communauté de films mobiles. Une sélection de créations sera disponible au téléchargement sur portable ou ordinateur.

En France, c'est un opérateur qui vient de mettre un doigt dans l'engrenage en coproduisant une fiction tournée pour téléphone (première française) diffusée depuis le 26 mai. SFR s'est associée avec Production Kabo TV pour lancer Plein le casque, une série humoristique sur l'univers du sport, écrite et réalisée par Alain Kapof. Tom Novembre et Denis Menochet, deux commentateurs sportifs, profitent des pauses de pub pour se chamailler. «L'important pour supporter la diffusion sur portable, c'est d'avoir un cadre assez étroit, pas trop de mouvement, une durée courte et une thématique forte», explique Alain Kapof, habitué des courts pour la télévision notamment avec Caméra café pour M6 ou Soyez prudents (un légiste qui chronique la morgue sur 210 épisodes de deux minutes) pour 13e Rue. Il a d'autres projets et compte bien profiter de cette nouvelle plate-forme. «On ne sait pas trop si, en 2011, imagine-t-il, on ne va pas se retrouver avec des lunettes dans lesquelles on visionnera des programmes.»

RECYCLAGE DE SÉRIE À SUCCÈS

Le filon exploré pour l'instant c'est l'information, l'humour (Elie Semoun), la musique (le dernier clip de Madonna) et les marques à succès. Ce que le consommateur connaît déjà et qu'il retrouve sur un support de complément. Depuis mai, Plus belle la vie, série diffusée sur France 3 et regardée par 5 millions de téléspectateurs, peut être suivie à la demande sur la télévision avec MaLigne TV, sur l'Internet avec Wanadoo.fr et sur mobile avec Orange. Sur le portable, l'inconditionnel peut disposer de deux versions : l'intégrale et un résumé de l'épisode quotidien. Mais il s'agit de contenu encodé, c'est-à-dire reformaté pour téléphone. Autre exemple célèbre du recyclage de séries à succès, mais fait de toutes pièces, 24 heures. Vingt-quatre «mobisodes» de la série culte, d'une durée d'une minute chacun, ont été tournés spécialement pour le portable. Ils se déroulent à Washington au lieu de Los Angeles, contiennent 70 % de gros plans pour fonctionner sur de petits écrans et ont été tournés avec des acteurs non syndiqués à Hollywood (la question des droits pour ce genre de produits n'étant pas réglée). Une expérience qu'Howard Gordon, 45 ans, créateur de la série, juge «parfaite pour 24 heures, vu son côté high-tech et gadget». Mais les conditions de réalisation obèrent une deuxième saison. «Si les gens découvrent la série par les mobisodes, ils s'en font peut-être une idée ringarde, a reconnu Howard Gordon, lors du raout biannuel des critiques de télévision américain, à Los Angeles. On ne recommencera pas une deuxième année pour ne pas affecter la marque.» L'idée d'un contenu original n'est pas abandonnée. «Nous avons décidé de créer la nouvelle génération de mobisodes : les mobisoaps, a claironné Cyriac Roeding, vice-président de CBS Wireless, filiale sans-fil de CBS. Au lieu de prendre une série existante et de la distribuer dans des téléphones, créons un soap-opera pour portable.»

DES CHAÎNES DE TÉLÉ EN PROJET

Les opérateurs ne sont guère intéressés aujourd'hui par l'inédit. «Ils ont besoin de contenu connu et de la télévision pour les marques et l'expertise, explique Claire Leproust, fondatrice de la société de production TV For Mobile. De leur côté, les chaînes n'ont pas envie de laisser le marché aux opérateurs.» Logique donc de retrouver ses émissions favorites sur son téléphone. Des premières tentatives d'adaptation à l'utilisation sur portable ont vu le jour comme LCI Mobile, lancée en juin 2005 sur Orange. Des projets de chaînes destinées exclusivement au cellulaire circulent çà et là, notamment celui d'un tandem Pierre Lescure-Dominique Farrugia. Mais on attend de pied ferme le DVB-H (lire page 19) pour enclencher. «L'effet waou est là, estime Benoît Louvet, de Bouygues, qui affiche 150 000 abonnés à ses bouquets TPS et Canalsat. Montrer la télévision en mobilité.» Mission impossible 2 (avec Tom Cruise !) passe sur TFI ce soir-là mais Marc, qui revient du boulot, est coincé dans un bouchon. Heureusement, il a son GSM qui lui permet de ne pas louper le début. Chez lui, il basculera sur sa télé de salon. Entre la création (notre Fitoussi) et le business (l'audimat), le fossé ne sera pas comblé grâce au mobile.

(1) filmsdepoche.blogspot.com

(2) www.festivalpocketfilms.fr

Photos Olivia Frémineau

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