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Libération

Le «deal» de la Tentation

Contrats mal qualifiés, prestations sous-payées, innombrables recours en justice, candidats répétant les scènes de drague : «Libération» révèle les dessous pas nets de l’ex-lupanar estival de TF1.
par Raphaël GARRIGOS et Isabelle ROBERTS
publié le 18 avril 2009 à 12h48
(mis à jour le 18 avril 2009 à 14h37)

Clac, la geôle à double tour. Police. Sourcils froncés. Lumière d'encre ocre. Empreinte digitale. Coupure de presse : «Il passe aux aveux !» Faites entrer l'accusé : la télé-réalité (1). [D'abord de dos face à un mur tapissé de clichés anthropométriques, les auteurs de cet article se retournent vers le lecteur en frappant de l'index la photo derrière eux.] Jérémie Assous. Cet homme est un avocat doublé d'un redoutable prédateur. Il a tué. Une fois. Pour l'instant. Le 14 février 2009, il abat froidement la petite Île de la tentation . L'arme du crime est un code du travail rouge sang, de calibre Dalloz, 71e édition : se livrant à un abominable massacre juridique, Assous fait requalifier les contrats de parti­cipants de l'émission en contrats de travail. Le 9 avril dernier encore, le conseil des prud'hommes de Boulogne-Billancourt ­condamnait Glem, la société de production de l'Ile de la tentation , une filiale de TF1. Le 30 avril prochain, c'est carrément la Cour de cassation qui examinera le cas des tout premiers candidats à avoir obtenu gain de cause. Le serial killer Assous a déjà frappé par 31 fois (2) et il frappera encore : récit d'une cavale judiciaire.

Le crime

Plage de Diamante K, été 2003. Sous le soleil du Mexique, de bien belles jeunes femmes chahutent et folâtrent avec de bien beaux jeunes hommes. Chahuter ? Folâtrer ? My ass (en silicone) : ils bossent ! C'est en tout cas ce que conclut Me Jérémie Assous, l'avocat de Marie, Anthony et Arno à la lecture du règlement de l'émission à laquelle ils viennent de participer, une certaine Ile de la tentation . Rien à voir avec le grandiose concept (imaginez des diabétiques plongés dans une boîte de crocodiles Haribo à ceci près que les sauriens ont des gros nichons et des tout petits bikinis), mais avec le code du travail. Les candidats perçoivent un à-valoir de 1 525 euros sur des produits dérivés de l'émission qui ne verront jamais le jour (hélas, on avait l'idée d'un Taser à zigounette frappé du logo de l'émission). Mais la somme n'est pas un à-valoir, estime Assous : «L'idée, c'était de dire que les candidats ont participé à la fabrication de l'Ile de la tentation au même titre que les cameramen, les monteurs etc.» Bref, que les candidats ont travaillé, même si le job consistait à lutiner sa voisine au soleil. Après tout, pas de raison que seuls TF1 et Glem s'en mettent plein les fouilles (non, il n'y a pas de ­contrepèterie).

Le mobile

[Les auteurs de cet article entrent dans un bar vide, posent leur veste en cuir et s’attablent au comptoir.]

_ «Alors Isabelle, comment l’avocat Assous en arrive-t-il à définir la participation à l’émission comme un travail ?

_ — Eh bien, Raphaël, il se base sur les trois éléments qui, en droit, constituent le travail : une prestation, une rémunération et un lien de ­subordination. Or, et ça Assous le démontre, les candidats doivent se tenir à disposition avec ­interdiction de sortir – c’est la prestation – ; ils ont touché 1 525 euros – c’est la rémunération. Quant à la subordination, c’est simple : le producteur organisait les activités et avait un pouvoir de sanction sur les candidats.

_ — Et qu’en dit le juge ?

_ — Il se passe quelque chose d’incroyable : en 2005, les contrats de Marie, Anthony et Arno sont requalifiés en contrat de travail.

_ — Mais TF1 fait appel…

_ — Et c’est une véritable boucherie, car Jérémie Assous en profite pour demander pour ses clients des CDI, des heures sup, des indemnités de licenciement, de rupture de contrat, et de travail dissimulé. Et les obtient ! En 2008, chacun des candidats décroche 27 000 euros.

_ — Et là, que se passe-t-il ?

_ — C'est ha-llu-ci-nant : les candidats veulent tous faire requalifier leur participation en ­contrat de travail. Et ils viennent de partout : de l'Ile de la tentation encore et toujours, mais aussi de Koh Lanta, Pékin Express, Greg le millionnaire, Marjolaine et les Millionnaires, Popstars… Même Steven le Bachelor s'y est mis!  C'est complètement fou, il y a 160 affaires et 600 contentieux possibles!

_ — Et ils vont tous toucher 27 000 euros ?

_ — Ah mais, ce n’est pas si simple…

Le procès

Eh bien non, ce n'est pas si simple : le 8 avril dernier donc, 24 candidats ont obtenu la requalification en contrats de travail. Comme nous sommes d'aussi grands enquêteurs que Hondelatte et Rizet, nous avons pu, en exclu Lulu, consulter les motivations de ce jugement et c'est croquignolet. Chaque tentateur, écrivent les juges prud'homaux, «effectuait un travail, certes un peu particulier, mais exigeant un effort pour modifier des éléments naturels, tenter une personne d'un autre sexe demande une concentration, une attention» . Oui, mais c'est une somme moindre que leurs prédécesseurs à laquelle les tentateurs et trices ont eu droit : 1 000 euros maximum par tête de pipe (heu… non, rien). Edouard Boccon-Gibod, patron de Glem, enfonce le clou : «L'avocat des candidats demandait entre 450 000 et 600 000 euros, il a obtenu entre 600 et 1 000 euros : c'est 600 fois moins que ce qu'il voulait, et 30 fois moins que lors du précédent jugement.» Mais pourquoi ? Pas d'heures sup, ont tranché les prud'hommes : telle tentatrice, par exemple, «était sans doute filmée longuement […] mais elle ne prouve pas que cela l'ait empêchée de dormir ou lui a nui véritablement» . Et pas de condamnation non plus pour travail dissimulé à l'endroit de TF1 et Glem qui, selon le jugement, «étaient dans la logique (contestable) que le fait de participer à une émission de télé-réalité ne représentait pas un travail mais juste une occupation personnelle». En gros, ni TF1 ni Glem n'étaient au jus de la loi et n'ont «agi de matière intentionnelle juste de manière irréfléchie» . Mais en cas d'appel de la décision, Me Assous a du biscuit : «J'ai aujourd'hui la preuve que TF1 savait qu'il fallait faire des ­contrats de travail puisque le CSA, en 2005 – c'est inscrit noir sur blanc dans son rapport annuel – a demandé une expertise juridique des contrats de participants à des émissions de télé-réalité : le résultat de cette ­consultation a été adressé aux chaînes, qui ne peuvent donc pas dire qu'elles n'étaient pas averties.» Ça se plaide mais, indique Edouard Boccon-Gibod, «à ce stade, aucune décision n'est prise quant à l'appel» .

La récidive

[Les auteurs relèvent le col de leur veste de cuir, esquissent un pas vers la fin de l'article et se ravisent.] L'horrible tragédie de la télé-réalité aurait pu s'arrêter là, mais non. Me Assous va encore plus loin. Il réclame pour ses clients le statut d'ar­tiste-interprète. Des acteurs, en somme. Ça va pas la tête, ont rétorqué les prud'hommes, jugeant que le participant «n'était qu'un exécutant, pas un artiste-interprète, il n'a pas eu à jouer de rôle» . Et de conclure, définitif : «Une émission de télé-réalité ne peut être confondue avec une œuvre de fiction.» Sauf que voilà : la «bible» de l'Ile de la tentation , qui établit la marche à suivre de l'émission pour l'équipe de production, est très ambiguë. Et Assous en a eu connaissance après la décision et ne va pas se gêner pour s'en servir en cas d'appel. Ainsi, cette mention : «Les célibataires doivent porter les maillots de bain offerts par la prod.» Ce qui équivaut, pour Assous, à les faire revêtir des costumes. Comme des acteurs. Ainsi, la bible détaille le moindre moment du tournage à venir : «Chaque couple en tête à tête : arrivée + découverte chambre + apéro + dîner + entrée dans lit sous moustiquaire/ câlin sur le lit… + extinction des feux. Dramatisation de ces derniers instants d'intimité.» Assous est formel : «Tout est scénarisé, même la couleur des maillots de bain est imposée.» Et de pointer également dans la bible le terme «répétition» , indispensable avant toute scène. A ce train-là, on va bientôt tenter de nous faire avaler que l'Ile de la tentation , c'était du cinoche et rien que du bidon. Oh non, pas ça.

(1) Tout le monde a reconnu le générique de Faites entrer l'accusé qui fêtait l'autre jour sur France 2 sa centième, hein ?

_ (2) Même si, aux prud’hommes de Boulogne, 50 cas n’ont pas été tranchés.

La décision du conseil des prud’hommes de Boulogne-Billancourt en PDF et en exclu Lulu:

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