Interview

«Le jeu, l’immersion dans le chaos»

Alexandre Bustillo, Xavier Gens et Julien Maury.
par Olivier Seguret
publié le 10 novembre 2009 à 0h00

Les trois réalisateurs-joueurs Xavier Gens, Alexandre Bustillo et Julien Maury decryptent les nouvelles mutations du film de guerre via le jeu vidéo.

En quoi, dans votre expérience personnelle, les mondes du cinéma et du jeu sont-ils liés ?

Xavier Gens : Pour moi, le monde du jeu et le cinéma sont intimement liés. Ils s'influencent mutuellement, utilisent le même langage sur des médias différents. Je me considère comme un cinéphile joueur, les jeux m'offrent une ouverture sur un imaginaire que je ne trouve pas forcément au cinéma et un sentiment immersif immédiat qui est la quête émotionnelle que tout film cherche à provoquer chez le spectateur.

Alexandre Bustillo : Etant gamer et cinéphile depuis toujours, ces deux mondes se sont rejoints très rapidement, à la fin des années 80, lorsque les premières adaptations de films en jeux ont fait leur apparition. Ces adaptations étaient le premier pont entre les deux mondes, tout comme l'apparition de jeux tels Dragon's Lair, véritables dessins animés interactifs. Ces deux mondes sont liés par un désir d'immersion dans un ailleurs que seuls des univers virtuels peuvent nous offrir. La symbiose totale devrait être atteinte avec Avatar, le film et le jeu, ce dernier s'annonçant particulièrement novateur et immersif.

Julien Maury : Les deux univers sont en interconnexion constante ! Les jeux sont de plus en plus influencés par la grammaire cinématographique : CoD MW 2, par exemple, essaye de faire ressembler l'image à celle prise par une caméra vidéo. Les adaptations en jeu de presque tous les blockbusters et la transposition au cinéma des gros succès vidéo ludiques sont, l'un comme l'autre, presque systématiquement ratés… Par manque de temps pour les jeux et par manque de point de vue sur le matériau originel pour les films ! Selon moi, le plus excitant, c'est la liberté de mise en scène développée dans les cinématiques des jeux. C'est un espace où tout est permis, où les contraintes d'un budget et d'un tournage n'existent pas !

Pensez-vous que le jeu vidéo remplit à sa façon la même fonction que ce que l’on appelait la série B au cinéma ?

X.G. :Je ne suis pas forcément d'accord parce qu'il y a toujours des séries B aujourd'hui. Le jeu est un nouveau média avec lequel il faut compter. Il y a trente ans, les consoles naissaient à peine, mais existaient les salles d'arcade. Je suis issu de la génération qui a vu les salles d'arcade disparaître au profit des consoles. C'est la même histoire qui se répète. Avant, on pouvait voir des séries B en salles, aujourd'hui on les télécharge ou on les voit en DVD. C'est cette évolution domestique des médias qui rend cette culture bis plus discrète, mais elle n'a jamais été aussi présente.

A.B. : Non, car Hollywood n'a pas délaissé la série B, il suffit de voir le nombre incalculable de films d'horreur qui sortent en salles et marchent très fort pour la plupart… Depuis ses débuts, le jeu vidéo s'inspire du cinéma de série B, tribut que cette dernière a depuis payé, puisqu'il est de plus en plus courant que le jeu vidéo inspire le cinéma avec ses multitudes d'adaptations filmiques, comme Doom, Silent Hill, etc. Les deux médias sont aujourd'hui si proches et parallèles qu'il devient de plus en plus difficile de voir lequel inspire l'autre.

J.M. : Dire que la série B a disparu au profit du jeu, je ne pense pas, c'est le rapport du grand public à celle-ci qui évolue. Tout comme le B, le jeu vidéo représente une vraie contre-culture : il est sous-estimé, dénigré, mais semble petit à petit reconnu pour les bénéfices financiers qu'il génère. Au cinéma, c'est la même chose : les scénarios de série B sont nantis de plus gros budgets, et c'est tant mieux. Cela donne Tarantino !

Quels liens peut-on faire entre Call of Duty et le genre «film de guerre» ? A quel cinéaste vous fait penser ce jeu ?

X.G. : Je le rapprocherais de la Chute du faucon noir de Ridley Scott, pour ce sentiment immersif d'action non-stop. Le degré de réalisme du jeu vous fait ressentir certaines émotions parce que vous êtes acteur de l'action. En mode multijoueurs, cela revient à jouer aux cow-boys et aux indiens, avec cette angoisse de perdre la partie, mais ce plaisir de se retrouver entre copains.

A.B. : Si Call of Duty devait s'apparenter à un film, je citerais aussi la Chute du faucon noir… Mais le film de Scott étant l'un des fils légitimes du Soldat Ryan, nous revenons forcément à Spielberg qui reste à l'heure actuelle, avec Cameron, Del Toro, Raimi et Jackson, un réalisateur novateur. Pour revenir au jeu, Call of Duty atteint de tels sommets de réalisme immersif qu'il vient gommer un peu plus l'étroite frontière entre le jeu et un cinéma à venir, en 3D, puis un jour sûrement interactif…

J.M. : Le principal rapprochement avec le film de guerre est l'immersion du spectateur-joueur dans le chaos des combats. A mon sens, c'est Spielberg qui y est le mieux parvenu avec la scène d'ouverture du Soldat Ryan. Concernant Call of Duty, la filiation la plus évidente est, en effet, avec la Chute du faucon noir, film de survie où l'action ne connaît pas de temps mort. Les héros se font tirer dessus pendant deux heures et ne sont nulle part en sécurité. Par contre, là où Scott apporte un vrai point de vue de cinéaste, l'idéologie véhiculée dans un jeu de guerre (surtout un dont l'action est contemporaine) peut vite être douteuse, voire nauséabonde ! Dans un des niveaux de CoD MW 2 que j'ai pu tester, on détruit littéralement une favela de Rio et tous ses habitants. Si des civils (ou plutôt des non-armés) tombent sous vos balles, pas de tribunal, juste quelques points de pénalité… C'est une manière de légitimer les exactions sous couvert de combattre «l'axe du mal», soit l'argument avancé par George W. Bush pour justifier l'intervention des Etats-Unis en Irak…

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