Le livre se déchaîne

par Frédérique Roussel
publié le 28 avril 2007 à 10h46
(mis à jour le 3 mars 2010 à 10h55)

Ce samedi, c'est Saint-Jordi, la Fête de la librairie, une tradition importée de Catalogne, à laquelle plusieurs centaines de librairies indépendantes françaises sacrifient depuis huit ans. Objectif de ce rendez-vous organisé par l' association Verbes : « Refaire du lien, du mouvement, du jeu entre trois acteurs qui se sont un peu tourné le dos au sein d'une chaîne du livre somme toute grippée» , à savoir les libraires, les éditeurs et les lecteurs. Il faut, souligne l'association, réaffirmer l'importance des travailleurs du papier «à l'heure où de nouveaux espaces de vente surgissent sur Internet» . La manifestation est festive, mais l'inquiétude est là. La révolution numérique secoue de plus en plus la chaîne du livre.

Au tournant du XXe siècle, l'arrivée des librairies en ligne et des premiers livres électroniques, ces tablettes sur lesquelles on peut télécharger et lire des textes, avait ébranlé l'édifice. Sans plus. Les webrairies démarraient gentiment et l'e-book célébré au Salon du livre 2000 plongeait deux ans plus tard, corps et biens. Le monde du livre avait alors pu pousser un soupir de soulagement. Cinq ans après, le spectre revient. La librairie en ligne consolide ses positions (alors que depuis deux ans le marché du livre stagne), les bibliothèques en ligne bâties par des Google ou autre Microsoft engloutissent des dizaines de milliers de titres numériques, et le livre électronique renaît en France. Pas encore à destination de la littérature mais de la presse (lire Ecrans 29/04/2007) .

Signe d'un appétit de débat sur cette tectonique des plaques qui touche tous les secteurs du livre se tenait vendredi soir au Lieu unique, à Nantes, un débat intitulé «E-ink, e-paper, e-book à l'assaut du livre» . La présentation de l'organisateur, l'association littéraire Les Impressions d'Europe, abordait le sujet de front : «Révolutions dans la révolution depuis l'invention de l'imprimerie, du livre au format de poche et l'arrivée d'Internet, l'encre, le papier et le livre électroniques posent un certain nombre de questions. Comment le livre résistera-t-il ? Comment lira-t-on demain ? Les jeunes liront-ils Molière ou Zola sur des e-books ?» Salve d'interrogations, loin d'être neuves, mais qui se reposent aujourd'hui avec plus d'acuité, avec les progrès des technologies.

Le rêve d'un livre flexible, effaçable, transportable et riche de nombreux ouvrages (peut-être le «livre ultime» dont parlait Borges) a commencé à exister comme souris de laboratoire dans les années 70. Au centre de recherche de Xerox, à Palo Alto, Nicholas Sheridon imagine le premier de remplacer l'encre d'imprimerie par de minuscules sphères bicolores, entre deux feuilles plastifiées : c'est l'acte de naissance de l'encre électronique. Au Massachussets Institute of Technology (MIT) , à Boston, Joseph Jacobson met au point un procédé similaire à la fin des années 90. Il participe à la création d' E-Ink , une entreprise créée pour commercialiser le procédé qui est d'abord testé sur des panneaux d'affichage ( Libération du 28/04/2000). L'encre électronique en est à ses prémices commerciales, quand, en 2000, le livre électronique, équipé d'un écran à cristaux liquides, se lance sur le marché. «L'ironie du sort, c'est qu'au moment où les e-books sont mis en vente, l'e-ink a déjà réussi à les ringardiser» , relève Dominique Nauroy, chercheur en sciences de l'information et de la communication à Metz (2). Le brevet de l'E-ink s'est depuis imposé et a essaimé.

En cinq ans, le développement a fait des pas de géants. Les nouveaux lecteurs numériques sont bluffants. Plus légers, plus fins, plus lisibles. «L'encre électronique placée dans un film plastique qui fait office de page (e-paper) présente des caractéristiques sans commune mesure avec ce que proposaient les e-books en 2000. Sur ces nouveaux supports, l'affichage reste stable, sans consommation d'énergie et sans rétroéclairage, à la différence des écrans» , décrit Lorenzo Soccavo, prospectiviste de l'édition (lire entretien) . En 2004, Sony lance le Librié sur le marché asiatique. C'est la première plate-forme dotée d'encre électronique à être commercialisée. Fin 2006, le fabricant japonais met un autre modèle en vente sur le territoire américain, qui permet de télécharger 10 000 titres issus des catalogues de grands éditeurs américains (Harper Collins, Random House, Simon & Schuster...) à 25 % moins cher qu'en papier. Reprenant la licence E-Ink se sont engouffrés Hitachi, Matsushita, Fujitsu, Seiko (pour les montres), Siemens, iRex (qui commercialise en Europe le lecteur iLiad ), Jinke Electronics...

L'industrialisation suit. Depuis juin 2005, le Taïwanais Prime View International a lancé, près de Taipei, une usine pour fabriquer plus de 60 000 e-papers par mois. Au seuil de l'année 2007, la société britannique Plastic Logic annonçait la construction d'un site européen d'e-paper à Dresde, pour démarrer une production en 2008 de plus d'un million d'unités ( lire Ecrans 04/01/2007 ). L'e-paper réfléchit la lumière ambiante comme un papier traditionnel, sa résolution est équivalente, le contraste est même supérieur à celui du papier journal, et il peut être réactualisé en temps réel par téléphonie mobile ou wi-fi. Mais aujourd'hui, il doit encore être intégré dans une coque rigide. L'industrie planche sur un e-paper pliable et enroulable. «Il ne fait aucun doute que l'électronique flexible va accélérer la dématérialisation du livre», estime Lorenzo Soccavo. En attendant, plusieurs quotidiens européens ont compris l'intérêt de ce support, adapté à l'immédiateté, et économe à terme.

Et le livre ? «Ces machines représentent un débouché pour un certain type de contenus éditoriaux (droit, sciences, etc.)» , estime François Rouet, économiste au ministère de la Culture et auteur d'un état du livre (2). Selon lui, le livre papier va survivre à la civilisation du livre. Pourtant des grandes manoeuvres ont déjà lieu dans ce domaine. Le livre, comme la musique, est une marchandise happée par les mastodontes de la Toile. Le géant en ligne Amazon numérise depuis deux ans le fonds des éditeurs pour donner accès à des extraits en ligne et possède aussi un catalogue de 50 000 titres numériques via son rachat de la société Mobipocket. On le dit sur le point de lancer son lecteur, à base d'encre électronique, avant l'été. Sa machine, baptisée Kindle, et le contenu (si les éditeurs sont d'accord) pourraient lui faire miroiter un système à la iTunes-iPod. On ne sait rien des projets de Google, mais qui dit que le moteur de recherche n'a pas une idée derrière la tête en poursuivant sa course à la numérisation de millions d'ouvrages engagée fin 2004 ?

Objet millénaire, le livre n'est pas qu'un support. Le directeur de la bibliothèque municipale de Lyon, Patrick Bazin, pose la question : «L'expérience du roman, si récente finalement, va-t-elle résister longtemps ou, au moins, perdurer sous une autre forme ? Par exemple, l'encre électronique, qui simulera bientôt la matité et la souplesse du papier, voire même son séquencement en pages physiquement séparées (mais rechargeables à volonté), permettra-t-elle également de reproduire les conditions de lecture d'un roman ou de n'importe quel livre ? Autrement dit, on peut certainement faire confiance à la technologie pour restituer les spécificités du livre tout en lui ajoutant les avantages de la mise en réseau, mais est-ce bien de cela qu'il s'agit lorsqu'on se demande si le livre a un avenir ?»

(1) Sa thèse sur l'échec du livre électronique de Cytale sera publiée en mai aux Presses de l'Enssib.

_ (2) Le Livre-Mutations d'une industrie culturelle , Les Etudes de La Documentation française, 424 pp., 19,30 euros.

A lire également sur Ecrans.fr :

- Le papier électronique sous presse (28/04/2007)

- «C'est la lecture qu'il faut sauvegarder», interview de Lorenzo Soccavo, prospectiviste de l'édition (8/04/2007)

- Une nouvelle page pour le livre électronique (04/01/2007)

- Livres, le Net défie la chaîne (21/02/2007)

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