Le nouveau cartable de ma fille

par Stephen Carrière
publié le 13 mars 2008 à 11h12

Ma fille ne s’en doute pas, mais je pense souvent à son cartable ces temps-ci. La question n’est pas d’actualité (elle rentre en première année de maternelle) et la raison de mon obsession est assez éloignée du confort de ses lombaires.

Ce qui me préoccupe, c’est plutôt la grande affaire du livre numérique. Tout le monde s’accorde à dire que la révolution est là : l’e-book sera pour la prochaine génération un outil aussi familier que l’usage de Wikipedia pour faire ses devoirs et de MSN pour vérifier s’il est vrai que Kevin a tenu la main de Léa après la gym. Et tout le monde semble croire que cette révolution va toucher l’ensemble de l’industrie du livre, à l’exception du pré carré de la littérature. Les arguments avancés sont convaincants : le livre est un objet symbolique, son contact est sensuel, sa tranche apporte une touche indispensable aux autoportraits que sont nos bibliothèques. Et puis, franchement, c’est tellement plus agréable de feuilleter un livre, ça s’emporte partout et qui va lire plus de cinquante pages sur un écran s’il n’y est pas obligé ? Le paradigme est rassurant : le secteur pratique, les sciences humaines, les livres d’actualité, les best-sellers sont en voie de dématérialisation mais Houellebecq et consorts restent à l’abri dans leurs citadelles de feuilles. C’est là où le cartable de ma fille prend des allures de tour de siège crachant des feux grégeois. Je m’explique. S’il est une chose à peu près certaine, c’est que le «cartable virtuel» va se généraliser dans un proche avenir. Exit le maudit sac à scolioses enfin remplacé par un petit e-book contenant manuels scolaires, agenda, carnet de correspondance et mille autres applications dévoreuses de papier (notez le poids de l’argument écologique).

Nos enfants, après une dizaine d’années de scolarité et des milliers de pages numériques consultées, n’éprouveront plus aucune gêne à lire sur écran. Quand le futur Harry Potter sera e-publié, il leur paraîtra naturel de le e-lire. Une fois ses sept cents pages e-dévorées, plus aucune e-lecture ne les effraiera, au motif du nombre de pages ou d’un supposé moindre plaisir.

Puisque la machine offre des possibilités nouvelles (hypertexte, image, audio, bientôt vidéo), la concurrence va bientôt s’organiser sur l’ajout de ces petits bonus. Il serait rassurant de n’imaginer que des imagiers Titeuf gouailleurs ou des livres de géostratégie aux cartes interactives. Mais demandez-vous ce que Jonathan Safran Foer va pouvoir inventer si on lui offre l’image illimitée, ou Mark Z. Danielewski, l’accès à l’hypertexte… Sans compter sur les Chris Marker, David Lynch ou Peter Greenaway qui pourraient se découvrir l’envie d’e-créer sur e-book. Voilà qui est râlant : il n’y aurait pas que des mauvais côtés à la chose.

Une décennie plus tard, nous voici donc avec une génération de lecteurs habitués à lire des romans (et pas que des best-sellers) sur leur reader. Ces romans numériques se téléchargent à l’envi (même les plages seront équipées en wi-fi) et ils sont nettement moins chers. Imaginons que la littérature «sur papier» résiste bien. Parce qu’il y aura, globalement, moins de livres imprimés, il y a fort à parier que leur prix augmentera, creusant davantage l’écart avec leurs cousins virtuels. La baisse d’activité dans le secteur de l’imprimerie entraînera mécaniquement une hausse des coûts. Mais l’effet économique le plus notable est l’impact qu’aura ce bouleversement sur le principe de péréquation. En gros, pas de secteur littéraire viable économiquement sans les ressources dégagées par les best-sellers, le pratique… et le besoin vital de capter tous les droits annexes (poche, club, étranger, audiovisuel) pour continuer à prendre des risques éditoriaux. Tout cela pour énoncer une vérité simple : il n’existe pas une chose telle que l’économie de la littérature hors de l’économie du livre.

Il faudrait donc, pour contenir le raz de marée numérique, parvenir à préserver peu ou prou la chaîne de valeur ajoutée de l’édition comme si la «dématérialisation» du produit ne bouleversait pas la dynamique de son exploitation. Possible ? En théorie oui, il suffirait de peu de chose. Les diffuseurs-distributeurs vont devoir convaincre les éditeurs que leurs services méritent le même revenu quand le produit est dématérialisé. Aujourd’hui, quand ces derniers cèdent 50-55 % de leurs revenus aux premiers, ils ferment les yeux et pensent aux représentants qui visitent les libraires, à d’immenses entrepôts, à d’innombrables bonshommes qui transbahutent, stockent, acheminent des palettes dans de gros camions, à des logisticiens aguerris qui veillent à la rupture… Bref, ils ferment les yeux, ils trouvent que c’est trop cher mais ils visualisent facilement ce que cela rétribue. Demain, il va falloir les convaincre qu’ils doivent payer la même chose pour la numérisation, la gestion des téléchargements, le développement de DRM… Impossible ? Ce serait oublier un facteur important : la plupart des maisons d’éditions appartiennent déjà à un groupe de distribution, et les autres… eh bien les autres n’auront pas vraiment le choix (à part celui de s’improviser eux-mêmes diffuseurs-distributeurs et apprendre aussitôt que la gestion de flux immatériels a un coût très matériel).

Bonne nouvelle donc, jusqu’ici, notre précieux équilibre peut être préservé. Les éditeurs, quant à eux, vont devoir convaincre les auteurs que, même si leurs livres ne sont pas imprimés, ils doivent retenir à peu près les mêmes droits (et les dissuader de ne pas s’improviser eux-mêmes éditeurs). Les arguments ne manquent pas, mais ils seront plus ou moins audibles en fonction du poids financier de l’auteur qui les écoute (dans un système où l’infidélité des gros fragilise déjà des petits). Tout ça sous la pression des agents, prédateurs naturels de la péréquation, puisque grands saucissonneurs de droits devant l’éternel. Bref, sans être pessimiste, on peut s’attendre à ce que l’écosystème du livre subisse un violent changement climatique.

Et les libraires ? Eh bien les libraires indépendants, outre la perte d’une partie de leur clientèle préférant télécharger ailleurs, vont devoir faire face à une menace pas si nouvelle que ça : le prix. Pas de loi sur le prix unique pour les livres numériques ! Or les diffuseurs vont passer des accords tripartites avec des fabricants de readers et les chaînes multimédias qui les commercialisent. Bientôt, l’e-book, à l’instar du téléphone mobile, tendra vers la gratuité, et c’est l’abonnement qui deviendra l’enjeu commercial. Le contenu sera payant mais avec le jeu des offres promotionnelles, le prix unitaire tendra naturellement à la baisse. Ma fille, en vacances, téléchargera le nouveau Harry Potter pour 50 % de son prix en papier, et je ne résisterai pas à télécharger quelques premiers romans de la rentrée de septembre présentés en exclusivité sur mon abonnement Mitsubishi-Bloomsbury-la Fnac. Vous remarquerez que je n’ai parlé ni des poches, ni des clubs, ni des audiobooks, ni des livres en gros caractères, ni même du problème du piratage ou de l’impact de l’arrivée inévitable de la publicité sur les readers… Un vaste jeu de dominos, n’est-ce pas ? Mais je vous sens déjà un peu pâlir.

Un pronostic pour conclure ? Au niveau macroéconomique, toujours plus de concentration, un marché du livre sur papier devenant progressivement le segment «haute couture» du marché du livre. Des libraires indépendants moins nombreux, qui regretteront le bon vieux temps de la surproduction et des colis d’office. Une bestsellerisation accrue dans l’édition classique, quelques success stories nées sur des canaux de diffusion atypiques. Et peut-être cette discussion, dans dix ans, dans une cour de collège :

Ma fille : Mon père a publié un nouveau roman.

_ Kevin : La mère de Léa en a publié deux cet été sur auféminin.com/monroman.

_ Ma fille : Non, non, sur du papier.

_ Kevin : …

_ Ma fille : Avec des pages qu’on tourne et tout.

_ Kevin : Trop la classe !

Léa est ringardisée. Ma fille m’admire. Nous vivons une époque formidable.

Stephen Carrière a publié Comme des héros sans guerre (Albin Michel, 2006)

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