Le passé vu du Net

par Quentin Girard
publié le 13 janvier 2012 à 9h54

«Un roc ! Un pic ! Un cap ! Que dis-je, c'est un cap ? C'est une péninsule !» On n'oserait pas mettre Google Earth dans les mains de Cyrano de Bergerac. A force de zoomer et de dézoomer à la recherche de son nez, le héros d'Edmond Rostand en deviendrait fou. Pour les autres utilisateurs, plus raisonnables, cette base de données d'images satellites est l'un des outils les plus populaires de la firme de Mountain View (Etats-Unis), téléchargée déjà plus de 600 millions de fois. Qui, un jour ou l'autre, n'a pas passé au moins quelques minutes à chercher sa maison, celle de ses parents ? D'autres vérifient la taille de la piscine de leurs voisins. Et ceux qui ont un peu de temps se baladent incognito dans les rues de Pyongyang.

Tableau de chasse

Certains archéologues, eux, y voient, une nouvelle manière de faire avancer leurs recherches. Il y a près d'un an, David Kennedy, professeur à l'université d'Australie occidentale à Perth, expliquait dans The Journal of Archeological Science avoir repéré près de deux mille sites archéologiques inconnus en Arabie Saoudite en comparant les vues avec des vieilles photos aériennes prises dans les années 1920. Le tout à des milliers de kilomètres de là, sans avoir quitté son ordinateur. Les différents sols, les zones d'humidité ou encore la forme des parcelles lui ont permis de les identifier.

Si David Kennedy n'est pas le premier à avoir utilisé Google Earth à cet effet, le nombre de sites découverts -- 1977 exactement -- frappe par son ampleur. Un an plus tard, il a ajouté plus de 1000 autres sites à son tableau de chasse. «Du nord de la Syrie au Yémen, à travers nos différents programmes archéologiques, nous trouvons des sites préhistoriques sur des paysages immenses. Les Bédouins les appellent "l'œuvre des Anciens". C'est fascinant. Les vestiges de grands cimetières préhistoriques dans des endroits comme Yabrin, dans le centre du pays, sont connus depuis longtemps, mais ils restent peu explorés, observe-t-il. Cet outil a un énorme potentiel pour défricher de vastes zones qui sont largement inaccessibles.» Pour un coût dérisoire.

Le royaume saoudien est en effet réticent à autoriser des recherches qui révéleraient des traces importantes de civilisations préislamiques. Mais pour le chercheur, ce procédé ne suffit pas, et des vérifications sur le terrain restent plus que jamais nécessaires. «Avec Google Earth, il est impossible de savoir si nous avons trouvé une structure bédouine datant de cent cinquante ans ou de dix mille ans» , résume-t-il.

La forteresse Qala’i Hauz en Afghanistan - Photo David Thomas

Son collègue australien de l'université de La Trobe à Melbourne, David Thomas, est l'un des pionniers de la recherche via Google Earth. En 2008, il a découvert des centaines de sites en Afghanistan. «Tous les archéologues reconnaissent aujourd'hui que cet outil est une partie intégrante des programmes de recherches. Mais, idéalement, il faut inclure des vérifications sur le terrain , insiste-t-il. Dans le cas afghan, c'est à court terme le seul moyen d'étudier de larges espaces. Quand nous pourrons enfin aller sur place, nous découvrirons que certains des sites identifiés sont "naturels". Toutefois, je reste persuadé que la majorité de ceux que nous avons repérés via Google sont des vrais sites archéologiques, étant donné leurs similitudes avec des lieux déjà connus.» En attendant, ce travail peut permettre aux chercheurs d'alerter sur la menace potentielle qui pèse sur certains lieux. «J'ai partagé mes données avec les autorités afghanes, plusieurs ONG et même l'armée américaine pour que tout le monde sache ce que nous avons trouvé» , raconte David Thomas.

Les images satellites permettent aussi de tirer de l'oubli des sites disparus. «Dans le désert du Régistan, dans le sud-ouest de l'Afghanistan, nous avons trouvé plus de 650 sites archéologiques potentiels, là où un seul était auparavant connu, poursuit le chercheur australien. Ce site, Qala'i Hauz, date probablement de la période des Ghaznévides au XIe siècle [du nom d'une dynastie musulmane qui bâtit un empire s'étendant de Tabriz à l'ouest de l'Iran jusqu'à Lahore à l'est du Pakistan, ndlr]. Il avait été découvert par l'explorateur français François Balsan en 1971, mais jamais vu depuis par un Occidental.»

«Visibilité des traces»

Google Earth n'est pas seulement utilisé par des chercheurs pour «parcourir» des zones inexplorées ou dangereuses situées au bout du monde. Depuis mai 2009, Bertrand L'Hôtellier, qui tient le blog Archeologie.canalblog.com , s'efforce, avec l'aide de Google et du site français Geoportail, de repérer des «traces» archéologiques en Bretagne, sa région natale. Employé dans le tourisme, mais ayant suivi un cursus d'archéologie, il est l'exemple typique de «l'amateur éclairé». «Je confronte les connaissances locales du terrain, ce que l'on sait déjà d'un territoire donné et ce que je découvre avec cette nouvelle forme de recherches» , explique-t-il.

Une démarche qui surprend et suscite une certaine méfiance dans la communauté scientifique : «Plusieurs archéologues, souvent issus d'une génération précédente, se montrent sceptiques. Ce procédé n'est pas du tout rentré dans les mœurs. Selon certains, ce que j'ai trouvé ne serait pas "inédit" , raconte-t-il. Du coup,je mets un point d'honneur à trouver des sites inconnus.»

En novembre dernier, il a ainsi découvert «une enceinte quadrangulaire, probablement protohistorique, près de Tournai-sur-Dive (Orne)» . Selon lui, «la netteté des fossés délimite une enceinte rectangulaire d'environ 100 mètres par 60 ; la visibilité des traces permet même de préciser l'emplacement de l'entrée, large d'environ 5 mètres, située sur le côté est de l'enceinte» .

Une observation de «trace» archéologique sur Archeologie.canalblog.com

Le moment où sont prises les photos peut jouer sur leur qualité. Sur son blog, Bertrand L'Hôtellier note qu' «une partie importante des photographies de l'Institut national de l'information géographique et forestière (IGN) en France date de l'été 2003, période de canicule ; ce qui constitue un atout supplémentaire car en période de "sécheresse", les zones humides (comme les fossés fossilisés) ressortent davantage» . Au gré des mises à jour, certains sites disparaissent et d'autres à l'inverse émergent.

Sylvie Eusèbe, de l'Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap), tempère l'engouement pour le recours à Google Earth. Elle souligne que «le principe n'est pas nouveau. Des procédés de prospection aérienne existent depuis longtemps. C'est l'échelle qui change» . Sylvie Eusèbe nourrit une légère inquiétude sur cette technique : «Cela fait évoluer nos connaissances, mais cela renseigne aussi les gens intéressés par le vol d'objets.»

Il est en effet assez simple de repérer les lieux sur la carte avant de s'y rendre en toute discrétion. «On rencontre souvent des gens avec des détecteurs de métaux lors des fouilles. Toute nouvelle technologie a un effet à double tranchant et je suis partisane de ne pas trop faire de publicité sur les sites découverts» , recommande-t-elle. «C'est mon plus grand souci , reconnaît Bertrand L'Hôtellier. Dès le premier article sur mon blog, j'ai clairement indiqué que si j'avais le moindre retour sur un pillage archéologique lié à mon activité, je supprimerai tout. Je continuerai à travailler, mais sans le publier sur Internet.»

Défrichage en amont

David Thomas, lui, ne voit que des avantages à cette collaboration entre internautes éclairés et archéologues professionnels : «Sur les forums du site de Google Earth, des milliers de personnes postent des informations et posent des questions. Si on pouvait juste bénéficier de l'aide d'un petit nombre d'entre elles, nous pourrions étudier des zones beaucoup plus vastes. Mais cela demande un engagement considérable de la part de la communauté scientifique en direction du grand public, et nous ne sommes pas toujours très doués pour cela.»

Sur l'Afghanistan, il a travaillé avec un étudiant et un volontaire qui ne disposaient pas d'expérience sur le terrain ni de formation spécifique à Google Earth. «Je leur ai montré le type de sites que l'on pouvait trouver et les zones où il fallait prospecter, et ensuite ils ont effectué la plus grande partie de leurs recherches de manière autonome» , raconte-t-il. Au final, le duo a recensé 935 sites. David Thomas en a sélectionné 258.

Ce défrichage en amont facilite les collaborations avec les autorités ou les archéologues présents dans des zones compliquées. «Grâce à Google Earth, je peux exporter les données de localisation très facilement, en format très léger, avant de les envoyer par courriel à des photographes qui les chargent sur leur ordinateur ou leur smartphone et ainsi retrouvent aisément les sites» , s'enthousiasme le même David Thomas.

Traces archéologiques dans les gorges de la Balkh-Ab (Afghanistan) - Photo Raphaël Dallaporta

De l'histoire ancienne à l'art contemporain, il n'y a qu'un pas. L'été dernier, le photographe français Raphaël Dallaporta a exposé aux Rencontres d'Arles un travail réalisé dans le nord de l'Afghanistan avec des archéologues français et afghans. Grâce à un petit drone à six hélices, il a pu survoler de vastes zones repérées préalablement sur Google Earth. Au milieu du désert apparaissent des formes antiques à la beauté irréelle et figée. «Le contenu était plus important que l'esthétisme. Dans un premier temps, j'ai mis de côté l'ambition artistique , explique-t-il. Moins on s'intéresse au beau, plus il est présent au final» .

Paru dans Libération du 12 janvier 2012

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