Le petit grand jeu

Sackboy. «Little Big Planet», nouvel âge vidéoludique.
par Olivier Seguret
publié le 15 décembre 2008 à 16h53

Ce monde est-il encore capable d’inventer un grand héros moderne qui lui ressemble? Ou même un petit. Un véritable héros virtuel, créé ex nihilo et vers lequel convergent tout à coup des fleuves d’affects, d’envies, d’urgence identificatoire?

Il faut tout un art de ramener sa fraise pour prétendre organiser un tel tremblement. Aussi, lorsque l'on découvre pour la première fois Sackboy, petit bonhomme couleur châtaigne taillé dans une toile de sac à pommes de terre, avec deux boutons à la place des yeux et la consistance d'un vieux nounours, on se trouve aussi attendri que perplexe, et aussi démuni que lui. Pour l'adopter, il faut le prendre entre ses mains. Le contact est troublant, original, délicat. A peine établie, la relation laisse entrevoir son pivot fusionnel: nouvel amour, nouvel enfant, nouvel ami, ce qu'on voudra, Sackboy a sous les pieds toute une big planète à visiter. Il est intrépide mais bien trop little , il va falloir l'aider.

Là commence alors l'extraordinaire voyage de LittleBigPlanet : au départ un «simple» jeu de plateformes taillé dans un design irrésistible qui évoque le chiffon, le carton-pâte et le papier gommé, mais qui donne bien vite un nouveau sens à sa propre quête en ouvrant au joueur la boîte à outils du jeu lui-même.

Après quelques niveaux propédeutiques au cours desquels Sackboy nous apprend à (le faire) vivre tout en collectant d’innombrables items autour d’une planète en feutre mou, LBP dévoile en effet son deuxième monde, cet univers parallèle au jeu et dans lequel le jeu lui-même est devenu une plate-forme globale, une ahurissante Babel online, où tous les joueurs du monde peuvent déposer les niveaux qu’ils ont créés à partir des éléments amassés dans LBP. Les milliers de niveaux à ce jour disponibles donnent un vertige ahuri et joyeux: du banal, bien sûr, mais aussi du génial, du tordant, de l’austère, du grandiose, du délirant. Troquer le casse-tête de l’énigme à résoudre pour celui de l’énigme à concevoir, passer du cruciverbisme au verbicrucisme: comment imaginer qu’une proposition si simple déclenche un tel feu d’artifices?

Le plus curieux paradoxe à propos de LBP, c’est à la fois la logique historique implacable dont il relève et sa fraîcheur constitutive, son incongruité, cette part d’inconnu qu’il cache encore. La transmission vers le joueur des outils du développeur est une constante de la courte et riche histoire du jeu vidéo, dont les mutations sont loin d’être fixées. Conscient ou pas, ce mouvement n’a cessé d’irriguer d’innombrables productions qui ont placé le joueur en situation d’éditer, customiser et personnaliser lui-même certains aspects de son jeu. Le grand saut auquel on assiste cette fois réside dans la table rase, la remise des compteurs à zéro: LBP est une méditation transcendantale sur la nature du jeu, sur les lois de l’attraction, la physique des corps et l’aimantation des objets. La poésie est ici une propriété comme une autre: prosaïque et faite main, elle ne joue pas avec les émotions mais les détermine, les élabore dans son argile virtuelle.

Depuis sa sortie il y a un mois, une spectaculaire unanimité critique communie autour du berceau LBP. Et pas la petite bière des testeurs pour «fansites» et «fanboys»: tous les grands médias du globe déposent leurs compliments. Quant à la revue britannique Edge , référence ultime de la presse spécialisée, elle lui a collé un 10/10 rarissime dans les annales du titre. Partout, la critique évoque «émotion» et «bouleversement» , comme si se levait enfin une herse ultime, se dégrippait le verrou d'un coffre inforçable.

LBP a cruellement besoin d'un tel soutien. On ne peut en effet évoquer la sortie de ce jeu en faisant l'impasse sur le contexte dans lequel il débarque. Exclusivité farouche de Sony pour sa PS3, la carrière commerciale de LBP est pieds et poings liée aux performances de la console. Or celle-ci passe un très mauvais quart d'heure, notamment aux Etats-Unis où, à quelques encablures de Noël, la Wii (Nintendo) et la Xbox 360 (Microsoft) se partagent les derniers bons chiffres de l'industrie. Drapé dans une stratégie de cherté et d'orgueil, Sony se refuse à baiser les prix de sa console. Résultat: les ventes américaines de la PS3 sont en baisse dans un contexte d'augmentation générale du marché, compromettant du même coup les ventes de ses meilleurs jeux exclusifs, tels ce LittleBigPlanet dont le potentiel charismatique paraît pourtant disneyen.

Paru dans Libération du 15 décembre 2008

LittleBigPlanet , Media Molecule pour PS3, 70 €

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