Le polar et la manière

par Bruno Icher et Olivier Seguret
publié le 31 mai 2011 à 9h31

La chose est entendue : le jeu vidéo habite sans gêne partout avec un net penchant pour le cinéma, dont il squatte les codes et les imaginaires. Dans L.A. Noire , la dernière production de Rockstar, mondialement célèbre pour ses GTA , le jeu vidéo passe à la vitesse supérieure de cette dépossession. Ici, le jeu vampirise ouvertement un certain cinéma historique (plutôt que la cinéphilie au sens strict), celui du «film noir», et il joue à prendre sa place. Cela ne signifie pas qu'il le singe en prétendant l'effacer ; cela signifie à l'inverse qu'il l'incarne pour mieux le faire revivre.

L.A. Noire n'est pas un profanateur de sépulture qui vient habiter le corps d'un autre, se mouvoir en lui comme un zombie maladroit. C'est au contraire une entreprise de réenchantement sophistiquée, fondée sur une accumulation encyclopédique de données culturelles, urbaines et historiques, qui le structurent à chaque instant, lui donnant une consistance et une solidité rarissimes dans le monde du jeu vidéo mainstream . Par son jus esthétique comme par la réflexion dont il témoigne, le travail de transposition de L.A. Noire procède d'un nouveau genre de «reconstitution créative» qui renvoie à leurs chères études les pâles brocanteurs que sont Mafia II et autres navets.

La technique du «motion scan» apporte un supplément de réalisme au casting, par ailleurs soigné lui aussi.

Cette «substance» de film noir n'est pas simplement un background , un «wiki» pour scénaristes maniaques. A sa fonction ludique (la profondeur comme agent immersif) s'ajoute ici la dimension d'une transmission : que cela plaise ou non, il y a de fortes chances pour que les générations présentes prennent connaissance avec ce jeu du parfum «authentique» de cet âge d'or hollywoodien. Ce que L.A. Noire transmet aux jeunes générations n'ayant pas eu accès à cette culture-là, c'est effectivement à la place du cinéma qu'il le transmet.

Mais en quoi consiste cette «matière» de film noir ? La tranche spatio-temporelle que le jeu considère est finalement très serrée : le Los Angeles des late forties . Mais on s'y croirait.

En 1947, il y a encore des tramways à L.A. mais pas d'autoroute. Santa Monica est une petite station balnéaire loin du centre et, vers l'est, le désert semble éternellement à l'abri des lotissements de maisons proprettes et de pelouses bien taillées. En 1947, les salles d'Hollywood Boulevard passent Body and Soul de Robert Rossen avec John Garfield en boxeur à la ramasse ou Kiss of Death d'Hathaway avec Richard Widmark en petite frappe psychopathe. Raymond Chandler, le créateur de Philip Marlowe, vient de quitter sa maison de Silverlake pour s'installer à La Jolla, près de San Diego, car il ne supportait plus cette ville pourrie et la bande d'illettrés qui tenaient Hollywood. Le 15 janvier de cette même année, le corps mutilé d'une jeune femme, Elizabeth Short, est découvert à Leimert Park, près d'Inglewood. Le «Dahlia Noir» est né…

L'année 1947 forme l'apogée du film noir. Personne ne le sait encore mais la mythologie de ces films en noir et blanc et à petits budgets, tournés à la va-vite, s'imprime de manière indélébile dans l'histoire du cinéma. Les héros durs-à-cuire colportent un désespoir qui les conduit inexorablement à leur perte : l'alcool ou le jeu, le sexe ou la drogue mais, toujours, la cupidité, la haine de soi et de ses origines. «Le film noir se braque sur le noyau sombre et corrompu de notre société "civilisée", de notre essence primitive. La lutte des individus pour transcender leur condition ou y échapper créé la tension émotionnelle» , écrit Eddie Muller, alias «le Tsar du Noir», romancier et encyclopédiste du genre, dans l'introduction de son livre Dark City . L.A. Noire , qui s'inscrit dans le droit fil de cet héritage, est imbibé à chaque plan par cette ambiance.

Développé par Team Bondi , antenne australienne de la nébuleuse Rockstar, mais supervisé par Dan Houser -- et son œil de lynx -- à la production, L.A. Noire n'est en aucune façon un nouveau terrain de jeu à la GTA . D'abord, on y évolue dans la peau d'un flic, jeune recrue ambitieuse qui entend grimper au plus vite les échelons du Los Angeles Police Department. Ensuite, la progression est accompagnée de façon plus directive. Un script fermement tenu, et remarquablement écrit, notamment dans ses dialogues, tient le joueur sous ses rênes, le fait cavaler sans répit d'une enquête à l'autre, celles-ci s'enchevêtrant parfois, et le fait galoper de brigade en brigade, qui forment les trophées de son ascension. Le dosage de pédagogie qui rassure, d'accélérations qui déroutent, et le goutte-à-goutte qui incrémente la difficulté de façon insensible mais certaine… tous ces ingrédients portés à leur exacte mesure rappellent l'excellence des équipes de design et le testing intensif qui caractérisent Rockstar.

À ce propos, si le terme «politique des studios» signifie quelque chose, c'est dans le monde du jeu vidéo et à travers cette enseigne en particulier qu'il faut en observer la plus tangible expression. En alignant les licences autonomes ( GTA, Red Dead, L.A. Noire et, prochainement peut-être, un certain Agent ), signées de la main de leur auteur (dans le cas de L.A. Noire , Brendan McNamara, «writer and director» , lire ci-dessous) tout en partageant une incontestable patte commune, une inégalable touch maison, Rockstar est devenu la MGM virtuelle du temps. Ou plutôt, dans le cas présent, la RKO…

Paru dans Libération du 30 mai 2011

L. A. Noire

_ Produit par Rockstar et développé par Team Bondi

_ Pour PS3, Xbox 360 : 55 € environ.

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