Critique

Le pouls «Lupo»

Gênes . Un docu-poème italien sur un voyou et sa femme trans.
par Olivier Seguret
publié le 23 juin 2010 à 0h00

Un homme glisse dans les décombres. Grand, brun et vigoureux. Il a la mâchoire de Burt Lancaster et la moustache de Saddam Hussein, un air seventies et fassbindérien rappelant le Droit du plus fort.«Enzo, c'est la douceur d'un enfant dans le corps d'un géant», dit bientôt de lui une voix off amoureuse et abîmée, qui raconte son lien, sa passion pour cet homme. La voix est celle de Mary Monaco, transsexuel. Mary et Enzo se sont connus en prison et se sont aimés instantanément. Leurs cellules étaient face à face, et ils ont commencé à communiquer en s'inventant une langue des signes muette et empirique. «Ces quatre premiers mois ont été parmi les plus beaux de ma vie», dit Mary. Plus tard, face à la caméra devant laquelle ils finissent par apparaître ensemble, les amants font les comptes avec nous. Quand elle est entrée en prison, Mary prenait 5 grammes d'héroïne par jour et se prostituait pour se les payer. Enzo pose aussi son total à haute voix : 9 + 4 + 14 = 27 ans de prison, la dernière condamnation remontant à 1986. «Pour la police, j'étais un tueur à gages, mais ce n'est pas vrai», dit Enzo qui pourtant, c'est terrible à dire, en aurait bien la tête. Mais on le croit, cependant. Reste un chiffre, le plus beau, la somme : vingt ans d'indéfectible union. L'histoire de Mary et Enzo est le motif principal de la Gueule du loup (la Bocca del Lupo), mais il ne forme qu'un lambeau de sa substance.

Réseau. En vérité, on met un certain temps à authentifier l'espace, le temps et les personnages, le film battant à son propre rythme impérieux les cartes des textures, des époques et des récits. Mais on n'en conçoit aucune espèce d'inquiétude ou de désagrément. Au contraire : les chemins qu'emprunte Pietro Marcello pour atteindre le cœur de son sujet dessinent une toile envoûtante, un réseau de détours sensibles qui recomposent en silence une autre matière.

Ces images rapportées, qui semblent bifurquer par rapport au récit de Mary et Enzo, travaillent à une sorte d'édifice mémoriel et urbain : la ville de Gênes et son histoire. Elles sont puisées dans un fonds magnifique d'archives que le port méditerranéen a miraculeusement conservées (via la Fondation Ansaldo) et auxquelles le montage de Pietro Marcello offre une lumineuse résurrection. La Gueule du loup ressemble à un petit ruisseau libre et buissonnier au fond duquel roulent tous les cailloux du cinéma : muet, noir et blanc, bistre, sépia et Super8 couleurs, amateur, professionnel, publicitaire, industriel, documentaire et de fiction. On se surprend même à éprouver quelque chose d'un toucher des images godardien : cette façon rarissime d'embrasser l'archive humaine plus ou moins anonyme au même titre que l'archive historique et de traiter le tout comme autant de petits sédiments laissés sur nos vies.

Idem pour les extraits de films, traités en pièces et documents d'histoire ou en images et souvenirs de notre propre mémoire. L'à peu près inconnu Pietro Marcello serait-il enfin le signe qu'un jeune cinéma italien est possible ? A 35 ans, il n'a réalisé qu'un autre film avant celui-là, le documentaire Il Passaggio della Linea, qui contemplait le paysage italien moderne depuis la fenêtre d'un train. Avec la Gueule du loup, primé au festival de Turin, il réalise un véritable petit chef-d'œuvre de grâce et de hardiesse.

Quantique. Pourquoi petit ? Parce que humble, modeste, discret et même clandestin. Petit parce que lointain, d'une galaxie indépendante, farouche et fragile, qui ne cesse de s'éloigner de notre portée. Né d'une idée de la fondation jésuite génoise San Marcellino, le film semble faire de chaque contrainte le carburant à sa poésie mélangée, dialoguant ainsi étonnamment avec le superbe Of Times and the City de Terence Davies.

L'histoire de Gênes et celle du couple Enzo-Mary sont enlacées dans une spirale quantique de temps et d'images, où le passé et le présent se chevauchent, se fragmentent, s'alternent et se rejoignent. Deux séquences, au moins, signent le regard du cinéaste Marcello : d'une part une scène de légère ivresse nocturne autour d'Enzo et d'un juke-box ; de l'autre un montage qui enchaîne des destructions industrielles sur la zone portuaire, où s'effondrent d'immenses pylônes de béton. Dans la scénographie comme dans le cut up, ces moments témoignent d'une vibration, d'un pollen de cinéma comme il est devenu rare d'en respirer.

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