Le rap décape en prime-time

par Stéphanie Binet
publié le 11 février 2011 à 11h24

Pour le rap français dont les plus grandes vedettes (Booba, Soprano, Rohff) se plaignaient encore, fin décembre dans le Parisien , d'être boycottés par les grands médias, ce sera une reconnaissance. Une première aussi. Au printemps, Canal+ diffusera en prime time, et en crypté, une trilogie musicale écrite et réalisée par deux rappeurs engagés, Hamé et Ekoué, du groupe la Rumeur, et servie par une belle distribution (Béatrice Dalle, Reda Kateb). Un drame musical en trois actes tel un coup de canif dans les mythes les plus coriaces de l'expression rap. Et un coup de projecteur sans complaisance dans ses coulisses. Tournée en décembre, actuellement en montage, la trilogie De l'encre raconte le destin d'une rappeuse, Nejma, 22 ans, payée par une maison de disques pour écrire, dans l'ombre, les textes d'un slameur à succès.

Avec ce scénario, Hamé et Ekoué brisent d'emblée l'un des plus gros tabous de la culture rap : le recours à un «ghostwriter» , un rappeur, généralement underground, payé le plus souvent au noir pour écrire les textes d'un rappeur connu, sans pour autant être crédité.

Longtemps cachée, la pratique du «ghostwriting» a été révélée pour la première fois aux États-Unis en 2000, par un second couteau, Mad Skillz. Dans son morceau justement intitulé Ghostwriter , il révèle alors : «Je suis un rappeur fantôme/ Je suis le mec que vous ne voyez pas/ J'écris des tubes pour les rappeurs que vous aimez, et je leur envoie la facture.» Le «fantôme» balance publiquement les noms de ses clients : Mase, Foxy Brown, P. Diddy. Ce dernier assumera les faits sans rougir, en écrivant peut-être la seule rime dont il est l'auteur : «Ne vous inquiétez pas de savoir si je signe mes textes, je signe des chèques.» Mad Skillz a fait sauter le verrou. En 2001, Dr Dre, inventeur du gangsta rap avec son groupe NWA (Niggers With Attitude), admettra avoir laissé son collègue, Jay-Z, écrire le texte de son come-back Still Dre : «Je suis le meilleur compositeur hip-hop, expliquera-t-il, mais vraiment pas le meilleur parolier. Alors, pour mes musiques, je veux les meilleurs textes.»

Geste de voyou

Exigence bien acceptée pour la variété, la chanson ou le rock, le ghostwriting reste considéré comme une hérésie dans le rap français : «Aux États-Unis, où la culture du divertissement a pris le pas sur les valeurs du rap, l'opposition entre underground et commercial est bien moins forte qu'en France, explique Hamé. Chez nous, c'est doublement verrouillé : à cause de notre rapport compliqué à l'argent, et de notre culture du texte.»

Hamé, qui a gagné, en octobre, son procès pour diffamation contre le ministère de l'Intérieur après huit ans de procédure, puise ses arguments dans l'histoire : «Quand le rap est apparu, c'était de nouveaux visages, avec de nouveaux mots pour une réalité occultée. Au départ, le rap est un geste de voyou : ce qui ne nous est pas permis, on le prend, on ne demande l'autorisation à personne. On prend cette parole et on vous emmerde. Tu ne peux pas arriver avec cette démarche-là en n'étant pas toi-même porteur de tes propres mots.»

Photo Xavier Lahache, Canal+.

Youssoupha, en procès pour avoir injurié et menacé le polémiste Eric Zemmour dans un rap, reconnaît avoir déjà été sollicité pour écrire pour d'autres rappeurs : «Les directeurs artistiques présentent la chose autrement. Ils te disent "tu ne veux pas donner un coup de main à untel ?" Je ne vous dirai pas à qui, parce que l'artiste était tellement mal à l'aise que ça ne s'est pas fait. En France, le phénomène du ghostwriting est très peu répandu. Les rappeurs craignent tellement le moment où ils vont devoir l'avouer et s'expliquer qu'ils préfèrent écrire leurs textes eux-mêmes, quitte à ce qu'ils soient médiocres. Moi, je n'ai aucun souci avec ça puisque j'écris pour des chanteurs r'n'b. Et je n'ai aucun complexe à faire appel à d'autres quand je bloque sur mes propres raps. Par exemple, sur un titre de mon dernier album, c'est Maître Gims, de la Sexion d'Assaut, qui m'a écrit le refrain.»

Histoire d'aller plus loin, Youssoupha écrit à quatre mains avec un autre rappeur, Sinik. Chacun s'attache à la vie de l'autre : «Je suis l'auteur de sa vie, dit-il, il sera le mien.» De là à devenir ghostwriter pour d'autres, il n'y a qu'un pas, qu'il franchit allégrement : «Un rappeur, c'est un flow (1), une gueule, une attitude, une dégaine et une plume. Alors, s'il manque juste la plume…»

Manu Key, rappeur au sein du collectif Mafia K'1 Fry, estime même que cette pratique pourrait sauver le rap français : «Le niveau est tellement catastrophique en ce moment qu'on ferait bien d'utiliser des ghostwriters. Moi, si on me le propose, j'étudierai sérieusement la question, en fonction de l'artiste, de ce qu'il apporte et du chèque qu'on me signera.» «Mais le ghostwriting n'est pas le tabou qui nous obsède le plus aujourd'hui , dit Youssoupha. Il y en a des plus gros encore. Par exemple, les connivences entre les artistes et les radios.»

Mentalité de guerrière

Briser ces tabous, un à un, c'est précisément l'argument de De l'encre . Si Hamé et Ekoué ont mis en scène une ghostwriter, c'est aussi pour entrer dans les coulisses : «Ce qu'on voulait surtout, c'est observer l'industrie du disque de façon oblique. On connaît la façade en carton-pâte. Ce qui nous intéresse, c'est de savoir qui travaille réellement en cuisine. Qui ment ?» L'héroïne de leur histoire est à l'image de ces jeunes rappeuses que Hamé et Ekoué, diplômés respectivement de la New York University of Arts et de Sciences-Po-Paris, ont rencontrées lors des ateliers d'écriture qu'ils animent à travers la France : «Elles portent à bout de bras les problèmes de leurs parents, racontent-ils, elles tiennent la baraque. Et puis, ces jeunes femmes, quand elles arrivent dans l'environnement très masculin du rap, elles ont de fait une mentalité de guerrière. Ce sont des meufs qui donnent du fil à retordre aux mecs.»

Photo Xavier Lahache, Canal+.

Nejma, campée par la rappeuse suisso-libanaise Karine Guignard qu'ils ont rencontrée en concert, n'est effectivement pas un ange. Etudiante en droit, boursière, elle s'occupe d'une personne âgée… qu'elle vole. Elle investit son petit larcin dans de l'herbe achetée à son ami DJ, Romuald (Reda Kateb), qu'elle revend trois fois le prix aux bourges de sa fac, pour arrondir ses fins de mois et aider sa mère (Béatrice Dalle), surendettée et au bord de la crise de nerfs. Son père (Sliman Dazi, vu dans le Prophète ), faux-monnayeur, vient de sortir de prison, et porte un bracelet électronique.

L’envers du décor rap défile. Il y a les albums piratés vendus sous le manteau aux puces de Clignancourt, la production maison, les fuites sur Internet. Et les petites arnaques entre amis : Nejma trahit son pote DJ qui enregistrait tous ses raps en acceptant le ghostwriting d’une major sans lui en parler ; Romuald fait chanter le patron de cette major, cynique à souhait, en lui forçant la main pour sortir son album. La mise en scène dépouillée, pimentée par la connaissance des coups tordus du rap et de l’industrie du disque, filmée à la Ken Loach, évite le piège des clichés des bas-fonds. Les producteurs de la trilogie (Gilles Galud de la Parisienne des Images et Bruno Gaccio de la Fabrique pour Canal +) avaient commandé une comédie musicale. Ce sera plutôt un drame musical avec des dialogues enlevés.

Du rugueux au décorum

Impitoyable, De l'encre raconte aussi les relations du boss du disque et d'un directeur de radio : «On voulait montrer comment un contrat radio se négocie, explique Hamé, aller voir dans les arrière-boutiques, découvrir les rapports de force.» La maison de disques n'a plus le clinquant d'antan, les bureaux sont vides, les poubelles renversées : «Ce sont les maisons de disques post-crise du téléchargement , dit Hamé. Le marché s'est complètement atrophié. Il faut rentabiliser et amortir l'investissement sur l'artiste très rapidement. Le slameur pour qui Nejma écrit est l'un des derniers gros vendeurs du label. Il y a encore un peu d'argent, mais il faut renouveler la demande. On fait donc écrire des textes par une rappeuse pour donner du rugueux au décorum.»

Au passage, Hamé et Ekoué en profitent pour régler leurs comptes avec le slam, qu'ils considèrent comme une déviance : «On le montre comme un vecteur d'affaiblissement de la révolte du rap, résume Ekoué. Les slameurs, ce sont les figures non anxiogènes des cultures urbaines, le visage fréquentable. Après les émeutes de 2005, les médias et les maisons de disques se sont dits : D'accord, on leur donne la parole, aux rappeurs, mais on leur donne celle-là.»

Pas question non plus pour Hamé et Ekoué de mettre en scène et de faire la pub des Booba, Rohff et autres consorts à grande audience : «Qu'est-ce qu'ils ont à dire qu'on ne sait pas déjà ? demande Ekoué. Qu'ils font du pognon et qu'ils tournent dans de grosses bagnoles. Je préfère lire une interview de Serge Dassault. Le rap sale, grossier, que je n'ai pas envie d'inviter à la table de mes parents, il n'a en effet pas droit de cité. Booba et d'autres aimeraient bien rapper leurs textes au milieu de Vanessa Paradis et de Mimi Mathy sur TF1, et qu'on ne vienne pas contester leur légitimité. C'est un débat qui ne nous intéresse pas et ce n'est pas un discours qu'on a voulu montrer.»

Et Bruno Gaccio, le responsable de la fiction pour Canal+ ? «Il y a deux ans et demi, quand j'ai croisé Hamé et Ekoué, j'ai surtout rencontré des gens intéressants avant de rencontrer des rappeurs. Ce qui m'intéresse dans le rap, explique-t-il, c'est que c'est une musique jeune où il y a encore une opposition forte entre authenticité et imposture, entre anonymat et célébrité, entre précarité et star system.» Elle existe, encore. C'est ce que chantera De l'encre .

(1) Dans le langage rap, le «flow», c’est le débit des mots.

Paru dans Libération du 7 février 2011

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