Le téléphone s'invente au Sud

par Pierre Prakash
publié le 27 novembre 2007 à 1h42

Entourée d'une quinzaine de femmes en sari, à la tombée de la nuit, Meena, 30 ans, pianote inlassablement sur son Nokia 6600. Non pas pour téléphoner, mais pour actualiser les comptes d'un petit groupe de microcrédit, comme les pays en développement en comptent des millions. Employée par une ONG locale, cette femme originaire du Tamil Nadu, au sud de l'Inde, est en effet chargée de gérer la comptabilité d'une vingtaine de groupes d'épargnants (montants des cotisations, des emprunts, des remboursements, etc.). Un travail fastidieux qu'elle effectuait jusque récemment sur des cahiers. Aujourd'hui, elle n'utilise plus qu'un mobile, qui expédie les données vers un serveur par SMS. «C'est facile, dit-elle. Avec un peu d'entraînement, même un analphabète pourrait s'en servir.»

Le téléphone portable serait-il l'outil du futur pour assurer le développement économique des campagnes dans les pays du Sud ? Ou, pour reprendre l'expression indienne, le vecteur qui gommera la «fracture numérique» séparant les villes des villages ? La réponse est loin d'être tranchée, mais de plus en plus de chercheurs estiment que le portable pourrait effectivement s'avérer plus efficace que l'ordinateur pour connecter les zones les plus reculées au reste du monde. «Les portables d'aujourd'hui sont aussi puissants que les PC de l'an 2000, et beaucoup moins cher», résume Srinivasan Keshav, professeur à l'université de Waterloo, au Canada.

En Inde, où les deux tiers de la population vivent toujours dans les campagnes, les opérateurs vendent plus de six millions de nouveaux abonnements par mois. Le pays vient ainsi de franchir les 200 millions d'abonnés, et l'objectif est désormais d'atteindre 500 millions d'ici à 2010. Une croissance qui viendra forcément des zones rurales, bientôt la cible prioritaire des opérateurs. Or, en raison de la facilité d'utilisation de ses fonctions multimédias, «le portable constitue une interface parfaite pour ces régions»,explique l'informaticien Tapan Parikh, de l'université de Washington, aux Etats-Unis. Il est compact et nécessite moins d'énergie, il est plus résistant aux aléas climatiques (humidité, poussière, etc.), et sa maintenance est limitée au strict minimum. Enfin, on peut y introduire des logiciels pour créer de nouvelles applications».

Analphabètes. D'origine indienne, Tapan Parikh a été élu «humanitaire de l'année 2007» par le prestigieux magazine américain Technology Review pour son travail avec les groupes de microcrédits au Tamil Nadu. Son invention, baptisée CAM (pour caméra), est simple : il s'agit d'un petit logiciel qui, introduit sur un portable, permet d'enregistrer les données sur l'appareil avant de les expédier par SMS vers un serveur central, dès que le téléphone est à portée de réseau. Il permet de remplacer les archives papier par une base de données informatique centralisée.

Sur le terrain, Tapan Parikh s'est rendu compte que les petits épargnants étaient attachés à la version papier des registres. Motif : la plupart ne savent écrire que des chiffres et parviennent donc à remplir les fiches de renseignement (montant des cotisations d'épargne, des remboursements, etc.) en mémorisant à quelle question correspondent les différentes cases. L'informaticien a donc ajouté un code-barres à côté de chacune des cases. Les comptables prennent ainsi une photo de chaque code-barres avec leur téléphone. Le logiciel reconnaît ce code, et demande à l'utilisateur d'entrer sur le clavier les informations correspondantes. Par écrit mais aussi oralement (dans cinq langues pour l'instant) afin que le système puisse être utilisé par des analphabètes. Une fois la fiche remplie, elle est automatiquement envoyée sur le serveur central.

Encore au stade expérimental, ce logiciel est actuellement utilisé par quelque 6 000 groupes de microcrédit. En bout de course, l'objectif est d'améliorer la transparence des comptes afin de faciliter la tâche des banques susceptibles de prêter de l'argent à ces petits épargnants. «Généralement, les banques sont confrontées à des archives mal tenues, pour ne pas dire illisibles, résume Vijay Pratap Singh Aditya, cofondateur de Ekgaon Technologies, l'entreprise qui commercialise le logiciel auprès des institutions financières. Du coup, la prise de décision est longue, ce qui est handicapant tant pour l'emprunteur que pour la banque, qui perd d'éventuels intérêts. Avec ce système, la visibilité du passif financier est totale et immédiate, non seulement au niveau du groupe d'épargnants mais aussi du particulier.. Concrètement, un prêt qui prenait auparavant plus de quinze jours à être octroyé, peut désormais être débloqué en moins d'une journée.

Autre avantage : les utilisateurs peuvent attacher des photos, voire des vidéos, à leurs dossiers. Un analphabète peut donc se filmer avec un portable afin d'expliquer, dans sa langue, le projet pour lequel il sollicite un prêt. Ou fournir des photos de son activité pour étayer son dossier. «Hélas, envoyer des photos et vidéos via les réseaux de téléphonie mobile coûte encore très cher», regrette Tapan Parikh.

Météo. Malgré les coûts de transmission, les options multimédias sont déjà mises à profit en Amérique du Sud, où le système CAM est utilisé par les inspecteurs chargés d'octroyer aux petits agriculteurs les labels «culture biologique» et «commerce équitable». Le microcrédit n'est en effet qu'un exemple parmi d'autres des usages potentiels du portable dans les campagnes du tiers-monde. Sa fonction première de communication orale a déjà révolutionné la vie de millions de personnes. Filiale de la Banque Grameen (dont le fondateur Muhammad Yunus, a reçu l'an dernier le prix Nobel de la paix), l'opérateur bangladais Grameen Telecom a par exemple équipé plus de 220 000 femmes d'un portable dans des villages reculés, qui ne sont pas reliés au réseau fixe. En le louant aux autres villageois qui souhaitent s'en servir, celles-ci génèrent ainsi un revenu inespéré. Le projet a depuis été répliqué en Ouganda, au Rwanda et au Cameroun.

Dans le Sud de l'Inde, le portable a également permis de limiter les accidents en mer, les petits pêcheurs étant désormais en mesure de se renseigner sur la météo lorsqu'ils sont au large. Mieux encore, ils s'en servent pour se renseigner sur les prix du poisson dans les différents ports de la région, afin de se diriger vers le marché le plus offrant ce jour là. A la frontière indo-népalaise, une région ou les inondations sont récurrentes, Ekgaon Technologies a également distribué des mobiles dans les écoles, chargées de surveiller le niveau des rivières. Les participants envoient régulièrement les mesures par SMS, créant ainsi une base de données qui devrait permettre d'anticiper les crues.

Cet usage du mobile pour une surveillance «citoyenne» fait également une percée en Afrique. En république démocratique du Congo, l'organisation de défense des droits de l'homme Ajedi-ka a équipé des civils de téléphones portables pour l'alerter, en temps réel, de cas de recrutements d'enfants soldats. «A terme, le portable pourra être aussi utilisé pour lutter contre la corruption», ajoute Srinivasan Keshav, qui voit déjà les citoyens des pays du Sud utiliser les caméras de leurs portables pour dénoncer l'inefficacité des services publics.

«Eduquer». A travers le tiers-monde, le mobile trouve des applications diverses dans le domaine de la santé, depuis le signalement de nouveaux cas de certaines maladies jusqu'aux campagnes de prévention. Ainsi, l'entreprise informatique indienne ZMQ Software Systems a créé des jeux éducatifs sur le sida, téléchargeables. En un an et demi, l'entreprise a recensé 10,3 millions de téléchargements (gratuits) à travers le pays. Elle a développé de nouvelles versions pour l'Afrique de l'Ouest, dans les langues locales. «Le portable est un outil incroyablement puissant pour disséminer de l'information, et potentiellement pour éduquer les populations les plus reculées», commente Hilmi Qureishi, responsable du développement des jeux.

Toujours en Inde, l'ONG aAqua (Almost All Questions Answered) a, elle, développé ce qu'elle appelle un «Google de l'agriculture indienne». En clair, une plateforme où les paysans peuvent envoyer des questions à des experts agricoles par SMS ou sur Internet. Seul inconvénient : il faut, pour s'en servir, savoir lire ou écrire. Mais, là aussi, les fonctions photo et vidéo devraient, à terme, régler le problème, du moins si le coût des envois d'images baisse.

En fait, la solution existe déjà : le wi-fi. Cette technologie peut en effet facilement être intégrée aux puces de portables. Mais les opérateurs refusent de la mettre en place, de peur que les utilisateurs ne s'en servent également pour leurs communications orales, ce qui réduirait considérablement leurs bénéfices. La brèche a cependant été ouverte cet été par l'opérateur américain T-Mobile. En rajoutant dix dollars par mois à leurs cotisations, ses abonnés peuvent en effet parler via wi-fi depuis n'importe où dans le monde.

Le gouvernement indien mise, lui, sur les réseaux Wimax, capables de couvrir des surfaces plus importantes que le wi-fi. D'après un récent rapport du cabinet Maravedis, le pays devrait ainsi compter quelque 21 millions d'abonnés Wimax d'ici à 2014. Si la plupart des opérateurs privés envisagent pour l'instant de se focaliser sur des zones urbaines, l'entreprise publique BSNL a déjà prévu de connecter quelque 100 000 villages, à compter de l'année prochaine. Le début, peut être, d'une révolution dans les campagnes indiennes où, jusqu'à récemment, beaucoup n'avaient encore jamais vu un téléphone portable.

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