Le troll décroche son web master

par Marie Lechner
publié le 11 juin 2012 à 11h47

Qui se risque à écrire sur les trolls… s'expose à être trollé. C'est en toute connaissance de cause que Stefan Krappitz, étudiant allemanand à la Merz Akademie de Stuttgart, centre névralgique de l'étude du folklore numérique, a consacré son diplôme à la Troll Culture (en anglais). L'intitulé fera l'effet d'un oxymoron à ceux qui assimilent les trolls à des crétins prépubères qui trompent leur ennui en semant la zizanie dans les forums internet.

Krappitz choisit de réhabiliter cette figure honnie du Net en soulignant la créativité de la pratique. «Le trolling consiste à jouer avec les attentes des gens et à infiltrer des systèmes ; j'y vois des connexions avec l'art.» Certains universitaires parlent d'une «expérimentation radicale des limites de ce qu'il est possible de faire en ligne» et vont jusqu'à le rapprocher du mouvement situationniste du début du XXe siècle.

À la fin des années 80, le terme est utilisé pour désigner quelqu'un qui pollue les newsgroups en posant des questions stupides, attendant que quelqu'un morde à l'appât. Le troll est d'ailleurs une technique de pêche, et pas seulement une affreuse créature poilue de la mythologie nordique, vile et puante. Son paradis s'appelle 4chan , célèbre imageboard avec son infréquentable rubrique /b/ , incubateur où le troll peut prospérer en toute impunité, le site garantissant anonymat et absence d'archives.

Pour présenter sa thèse en ligne, Krappitz pastiche d'ailleurs le design du site, amicalement surnommé «trou du cul du Net» , en même temps qu'il en explique le fonctionnement pour les non-initiés et ceux qui sont trop vieux pour comprendre le jargon ésotérique. Troll Culture est à la fois un guide pour se défendre des trolls en comprenant mieux leur mode d'action, mais aussi des conseils pour en devenir un soi-même.

Krappitz fait remonter leur arbre généalogique à Socrate, et à la manière dont il faisait usage de l'ironie, feignant l'ignorance pour mieux confondre les pseudo-savants. Ou encore au philosophe clochard, Diogène le Cynique, pour son art de l'invective et de la parole mordante, son mépris des conventions et aussi sa manie de se masturber en public, d'uriner sur les gens qui l'insultent, ou de déféquer dans les théâtres. «For the lulz» , comme diraient aujourd'hui les trolls pour motiver leur action, autrement dit juste pour la (mauvaise) blague.

La cour de récré du troll s'est élargie, passant des forums aux tchats, des jeux vidéo aux mondes virtuels (où on parle plutôt de griefers ). Tel ce malotru de Ralph Pootawn , avatar vert bedonnant et sans-gêne, fumant la pipe, une bière à la main, qui pénètre dans les maisons de Second Life sans y être convié et reluque les ébats de ses résidents.

Autrefois solitaire, le troll opère désormais en meute, comme au sein des Patriotic Nigras , armée d'avatars tous identiques, noirs, en costume et coupe afro, qui ont recouvert de merde le QG du sénateur américain John Edwards, ou perturbé une interview de l'entrepreneur Anshe Chung, qui a fait fortune dans l'immobilier sur Second Life, avec une nuée de pénis volants.

Entre le trolling et l'activisme, la frontière est poreuse, comme le démontrent les actions des Anonymous. Le YouTube PornDay était par exemple une manière de protester contre les réglementations du site en l'inondant de vidéos porno, affublées de tags trompeurs, marblecake ou nom de chanteur à midinettes. Les mêmes ont aussi posté des Gif animés flashy sur des forums pour épileptiques.

Les ricanements impitoyables et plaisanteries douteuses des trolls ont aussi un aspect édifiant, parce qu'elles exploitent des failles du système et alarment le public. Ce qui les rapproche du hacker, pour le côté bricolage et détournement. C'est toute l'ambivalence du troll, trickster et/ou destructeur, et sa nature insaisissable. Si Krappitz donne des conseils sur comment troller un forum, un sondage, Chatroulette ou IRL, il est le premier à reconnaître la limite de ce guide, les techniques changeant en permanence, pour préserver l'effet de surprise.

Paru dans Libération du 9 juin 2012

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