Leclerc et le mépris

par Olivier Seguret
publié le 4 juillet 2007 à 8h39

Quelque chose a passé de mode dans la publicité telle qu'on la voit à la télévision. Il n'y a pas si longtemps existaient encore des spots télévisés qui faisaient événement. Certains pour leur humour, certains pour leur humeur, d'autres parce qu'ils étaient profilés comme des mini blockbusters déployant leurs armes de séduction massive l'espace d'une petite campagne ou d'une longue saison. Il reste encore quelques cas de ces mécaniques rutilantes et presque enfantines, dont les fameux Transformers Citroën glissant sur un lac gelé pourraient être un des meilleurs exemples récents.

Mais il arrive de plus en plus souvent que la publicité télévisée consiste en des petits films profondément atroces, qui nous regardent avec morgue et mépris, et nous disent des choses aussi violentes que terribles. L'actuelle campagne des hypermarchés Leclerc atteint dans ce registre une sorte d'apogée répugnant.

L'enseigne Leclerc cherche dans ce spot à vanter sa prétendue dimension culturelle. Le film nous montre un couple de bobos urbains caricaturaux, en goguette dans un village méridional splendide et isolé, où les habitants semblent figés dans un espace temps artistique et culturel lamentable : musique ringarde, télé pourrie, reproductions moches de tableaux laids, etc. Nos bobos sont aux anges : ce spectacle plouc les amuse et les rassure. Mais, tandis qu'ils quittent le village gonflés de leur supériorité et de leurs certitudes, ses habitants quittent leur masque inculte et se livrent entre eux aux plus nobles activités. La musique se raffine, les tableaux se retournent pour dévoiler des motifs d'avant garde et dans le bistrot miteux où tous les villageois sont complices, on sort les bons livres. Bref, les bobos sont des cons imbus de préjugés et le petit peuple de la France rurale savoure en secret sa revanche, grâce aux hypermarchés Leclerc, qui fournissent tout le territoire, même ses coins les plus reculés, en objets culturels de bon goût, en livres intellectuels, en lithographies inspirées et en «grande musique» distinguée.

A-t-on encore la possibilité de dire aux concepteurs de cette campagne ainsi qu'à ceux qui, chez Leclerc, l'ont validé, qu'elle véhicule une idéologie ignoble ? Qu'elle fait de la culture l'ultime et la pire des plateformes d'un affrontement social désespérant, qu'elle encourage une vision du monde où l'étanchéité des classes et des types serait immuable, où le rat des villes et le rat des champs n'auraient aucune chance de jamais communiquer, où tout le monde, urbains comme provinciaux, serait prié de garder son petit porte-monnaie de culture bien caché chez soi ?

Il n'est pas besoin d'aller vérifier dans les bilans comptables du groupe Leclerc quels sont les «objets de consommation culturelle» qui se sont le mieux vendus sous son enseigne (on parie juste que ni Blanchot ni Schopenhauer n'arrivent en tête) pour être déprimé d'un tel propos.

Sous l'invention totalement factice de ce village xénophobe où l'étranger «de la ville» est non seulement détesté mais grugé puisqu'on lui offre le spectacle mensonger de l'ignorance culturelle pour mieux signifier ensuite que l'on en connaît tous les tours, c'est un concentré de haine sociale qui s'exprime. Ce que ce spot dit aux uns et aux autres, c'est qu'ils ont bien raison de s'ignorer, d'entretenir une suspicion mutuelle et des convictions respectivement erronées, et qu'ils doivent même continuer ainsi à ne surtout rien échanger, sinon des regards de mépris, de dédain, de méfiance ou de narquoise commisération. Au nom de la culture et du bon marché.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique

Les plus lus