Législatives : les boulettes du vote par Internet

par Emilie MASSEMIN
publié le 25 mai 2012 à 10h15
(mis à jour le 25 mai 2012 à 11h22)

C'est une première : les citoyens français installés à l'étranger peuvent désormais voter sur Internet pour les élections législatives. La seule condition est d'avoir communiqué son adresse électronique aux autorités. Quelque 700 000 personnes sont d'ores et déjà concernées, sur les 2 millions de Français résidant hors des frontières nationales. Le bureau de vote virtuel pour le premier tour n'est ouvert que depuis hier à midi, et on ne compte déjà plus les ratés, dysfonctionnements et accusations d'insuffisances de sécurité.

Pour participer au scrutin sur Internet, ça a l'air simple : il suffit de se connecter au site www.votezaletranger.gouv.fr , de rentrer l'identifiant et le mot de passe reçus du consulat par mail ou par courrier, et de cocher le nom de son choix dans la liste des candidats éligibles dans sa circonscription -- une des onze circonscriptions étrangères. Une fois le vote effectué, l'internaute reçoit un reçu.

L'opération est menée sur un dispositif baptisé Pnyx, dont les modalités de fonctionnement sont décrites par l'informaticien et blogueur Hardkor . Cette application Java se lance automatiquement sur l'ordinateur de l'internaute, effectue une signature électronique et chiffre (c'est-à-dire crypte, en gros) le bulletin de vote, avant de l'envoyer vers un centre de données appartenant à Scytl, une société internationale spécialisée dans les solutions de vote électronique installée en Espagne.

Le gouvernement français est le seul détenteur de la clé nécessaire au déchiffrement des bulletins de vote. Une fois le scrutin terminé, il récupèrera l'ensemble des bulletins électroniques qui seront déchiffrés et comptés de manière automatique. Les électeurs pourront alors vérifier, à partir de leur reçu et à l'aide d'une page web gouvernementale prévue à cet effet, que leur vote a bien été pris en considération.

C'est peu dire que ce système a été fraîchement accueilli. «Imaginez un peu: quand vous votez de chez vous par Internet, personne n'est là pour vérifier que vous ne votez pas sous la menace d'une arme !» , s'est exclamée un brin provocante Axelle Lemaire, candidate du Parti socialiste dans la circonscription de l'Europe du Nord, lors d'une réunion publique à Londres. Cette boutade, relevée par Le Petit Journal , un site d'information pour les Français et les francophones à l'étranger, traduit une réelle inquiétude. D'autant plus que le scrutin par Internet, ouvert depuis à peine plus de 24 heures, connaît déjà quelques ratés.

Tout d'abord, le dispositif Pnyx, qui repose sur une application Java, est inaccessible à tous les internautes ayant téléchargé la dernière mise à jour du langage de programmation -- Java 1.7, donc. «Si votre ordinateur est équipé de la dernière version majeure de Java, 1.7, publiée il y a quelques jours, le message suivant peut apparaître pendant les opérations de vote: "les certificats fournis ne forment pas une chaîne de certificats." Dans ce cas, nous vous invitons à voter depuis un autre ordinateur. Merci» , peut-on d'ailleurs lire sur la page web du ministère des Affaires étrangères consacrée au scrutin.

PC personnels : un risque accru de piratage

Or, nombreux sont les internautes ayant déjà téléchargé cette version de Java. Le Parti pirate, qui présente quatre candidats dans les circonscriptions des Français à l'étranger, a ouvert une page recueillant les témoignages des électeurs en galère. Une quarantaine de récits dépités se succèdent. «Seuls les gens un peu doués en informatique, c'est-à-dire qui désinstallent Java 1.7 pour installer la bonne version, Java 1.6, peuvent voter, déplore un internaute. Peut-être que le but de cette complication est de n'accepter que les bulletins de vote des geeks ?» D'autres enfin regrettent que le dispositif ne fonctionne pas sous GNU/Linux.

Plus globalement, le Parti pirate a dénoncé l'opacité du dispositif et des «insuffisances graves» dans sa sécurité. «Des délégués des candidats du Parti Pirate ont assisté à la cérémonie officielle de génération des clés de l'urne électronique dédiée aux Français de l'étranger vendredi 18 mai. Ces délégués ont relevé plusieurs entraves à la possibilité de la vérification par des citoyens de l'intégrité de l'urne électronique» , peut-on lire sur le site du PP . Entre autres, le Parti Pirate dénonce le fait que les électeurs pourront voter à partir de leurs ordinateurs personnels, qui n'offrent que peu de garanties de sécurité et sont «facilement attaquables» . «Il est donc tout à fait possible que certains se voient dépossédés de leur vote ou que le secret du vote soit violé» , met en garde l'organisation politique.

Le PP critique aussi le fait que presque tout l'aspect technique du dispositif a été «effectué par des prestataires privés» , et que «certains logiciels ont été développés par des sous-traitants privés en-dehors de tout contrôle citoyen direct» . L'informaticien Hardkor en rajoute une couche: «La mise en place et l'administration du système de vote électronique sont en effet réalisées par une entreprise privée basée à Barcelone qui n'a pas de bureau en France. Les serveurs web qui accueilleront les électeurs sont eux-mêmes en Espagne. C'est la première fois qu'une élection est ainsi partiellement sous-traitée et même délocalisée» , peut-on lire sur son blog. C'est un peu ennuyeux, d'autant plus qu'en 2010 la Cnil estimait «hautement souhaitable que les serveurs et les autres moyens informatiques centraux du système de vote électronique soient localisés sur le territoire national afin de permettre un contrôle effectif des opérations par les membres du bureau de vote» .

Et le contrôle du résultat dans tout ça ?

Autre source d'inquiétude, «il n'existe aucune preuve que le gouvernement a procédé au comptage des voix de manière honnête» d'après Hardkor. Sans tomber dans la théorie du complot, il faut rappeler que, dans un scrutin classique, des assesseurs, des représentants des partis politiques et même de simples citoyens vérifient que le vote se déroule selon les règles de la démocratie et qu'il n'y a aucune fraude. Or, le bon déroulement du vote électronique des 700000 citoyens français résidant à l'étranger sera contrôlé par une seule personne. En effet, un arrêté publié le 8 mai 2012 au Journal officiel stipule que l'expertise indépendante, «destinée à vérifier le respect du secret du vote, de la sincérité du scrutin et de l'accessibilité du suffrage» , sera conduite par «un informaticien spécialisé dans la sécurité» et «n'ayant pas d'intérêt financier dans la société qui a créé le dispositif de vote» .

L'organisation d'un scrutin en ligne pour les élections législatives présente donc d'évidentes faiblesses. À tel point qu'un candidat indépendant dans la 10e circonscription Afrique et Moyen Orient, José Garson, a appelé au «boycott républicain» du vote par Internet, affirmant sur son site que «le vote n'est pas du tout sécurisé à travers le système internet proposé» .

«C'est très positif pour de nombreux électeurs», quand même

Le tableau du vote en ligne est brossé bien noir mais les défenseurs du dispositif existent... si on les cherche bien. Valérie Hoffenberg, candidate UMP dans la 8e circonscription des Français à l'étranger, accueille le vote Internet avec chaleur et espère qu'elle fera progresser la participation. «C'est très positif pour de nombreux électeurs qui doivent faire des heures de route pour se rendre à un bureau de vote, affirme-t-elle, interrogée par France 24 . En Israël [un pays de sa circonscription, ndlr], le dimanche n'est pas un jour de repos. Certains Français qui y habitent auraient été obligés de prendre un jour de congé pour aller voter loin de chez eux ou pour attendre parfois des heures dans des bureaux de vote à forte affluence.»

L'ex-représentante spéciale de la France au Proche-Orient sous la présidence de Nicolas Sarkozy assure qu'elle restera «vigilante» , mais observe que «ça a l'air de bien fonctionner» : «Jusqu'ici, des électeurs m'ont envoyé des e-mails pour me dire qu'ils avaient déjà voté. Mais j'ai également reçu un message de la part d'un Français qui n'avait pas réussi. Peut-être faudra-t-il renforcer la formation pour les prochains votes.»

Elle n'en démord pas : le scrutin et le dépouillement seront «transparents» . Confiante sur les aspects techniques du vote, c'est un autre défaut, plus inattendu, qu'elle pointe du doigt : «Je me demande pourquoi le vote sur Internet s'étend sur une période aussi étalée, alors qu'il aurait suffi de l'organiser sur deux ou trois jours avec le vote traditionnel. Je suis aujourd'hui à Rome et je vais faire campagne pour des gens qui ont déjà peut-être voté…»

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