Hadopi: Les 11 points qui ne passent pas

par Astrid GIRARDEAU
publié le 26 mai 2009 à 11h39
(mis à jour le 8 juin 2009 à 15h03)

Mercredi 19 mai, les députés Socialistes, Verts et Communistes, déposaient un recours auprès du Conseil constitutionnel contre la loi Création et Internet. La saisine déposée (pdf) , et enregistrée sous le numéro 2009-580 DC , contient onze points d'inconstitutionnalité visant à une censure, totale ou partielle, du texte adopté le 13 mai dernier par le Sénat.

«Il suffit qu'il y ait la censure sur un point, et tout dégringole» , nous indiquait le député socialiste Christian Paul, soulignant la structure en château de carte du texte. De son côté, Bertrand Mathieu, directeur du Centre de recherches en droit constitutionnel de Paris 1, nous indique : «Il n'y a pas d'arguments qui impliquent automatiquement l'inconstitutionnalité du texte. Mais un certain nombre d'ancrages qui permettent d'en dégager l'anticonstitutionnalité » . Retour sur les 11 points.

1. Le défaut d’information des parlementaires et l’atteinte au principe de clarté et de sincérité des débats parlementaires

Les requérants critiquent le fait que l'élaboration et la discussion de la loi

au Parlement aient «reposé exclusivement sur des analyses avancées par le Gouvernement et dénuées de toute objectivité.» Ils poursuivent : «les seuls motifs invoqués afin de justifier le dispositif mis en place reposent sur le postulat selon lequel la baisse du chiffre d'affaires des industries culturelles serait liée à la pratique du partage de fichiers d'œuvres protégées sur Internet.» Une critique également émise par la Cnil qui, dans son avis , disait «déplorer que le projet de loi ne soit pas accompagné d'une étude qui démontre clairement que les échanges de fichiers via les réseaux "pair à pair" sont le facteur déterminant d'une baisse des ventes» .

«A l'inverse, les études les plus sérieuses évoquent soit un doute sérieux sur la réalité d'un tel impact, soit un impact positif dans le domaine de la création» , souligne le recours, citant notamment deux études commissionnées, la première par le gouvernement canadien (octobre 2007), la seconde par le gouvernement néerlandais (janvier 2009). «En élaborant cette loi sur le fondement d'un postulat aussi fragile, le législateur adopte un texte dont les effets sont en conséquence parfaitement imprévisibles» , concluent les députés.

2. Des mesures législatives manifestement inappropriées à l'objectif poursuivi par le législateur

Les députés démontrent en quoi, selon eux, le dispositif prévu par la loi Création et Internet, est aisément «contournable» (accès wifi non protégé, masquage d'adresses IP, etc.), «contre-productif» (développement des réseaux cryptés), «inapplicable» (coupure d'Internet dans les zones dégroupées) et «coûteux» (budget et frais pour les fournisseurs d'accès). Selon les auteurs de la saisine, «les mesures mises en œuvre n'auront pas l'effet recherché sur les volumes de téléchargement» -- et de citer ici le rapport du juriste Jean Cedras (pdf) , rédigé en avril 2007 à la demande du ministère de la culture -- et risquent au contraire «de rendre plus difficile à terme la recherche d'auteurs de telles infractions» .

Concernant le coût, la saisine rappelle qu' au budget de 6,7 millions de l'Hadopi fixé dans le budget 2009 s'ajoutent les frais de mise en œuvre technique estimés par le CGTI (Conseil Général des Technologies de l'Information) à un montant minimal de 70 millions d'euros pour la période 2009-2012 (plutôt 100 millions selon les opérateurs) et «dont rien dans la loi ou dans les débats, ne vient préciser qui prendra concrètement en charge l'ensemble de ces coûts» .

3. Une conciliation manifestement déséquilibrée entre la protection des droits d’auteurs et la protection de la vie privée

Faisant référence à l' article 34 de la Constitution (maintes fois cité dans cette saisine), les députés estiment ici que «les limitations au droit au respect de la vie privée apportées par cette loi n'ont pas été définies de manière précise par le législateur» . Cela concerne la collecte d'adresses IP -- dont «aucune disposition de la loi ne précise les modalités (...) alors que de surcroît ce sont des personnes privées qui seront en charge de procéder au relevé» -- comme l'obligation de sécurisation des connexions Internet. «Aucune disposition de la loi ne garantit que l'utilisation de ces derniers ne risque pas d'aboutir à mettre en œuvre une surveillance des abonnés incompatible avec les exigences constitutionnelles dont votre juridiction assure la protection» , estiment les députés.

4. La méconnaissance par le législateur de sa propre compétence

Les députés attaquent de nouveau sur le non-respect de l'article 34, qui veut que «la loi fixe les règles concernant les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques» , en soulignant l'absence de précision dans la loi d'un certain nombre d'éléments. Soit par renvoi à des décrets, soit car laissés à la libre interprétation de l'Hadopi. «Imagine-t-on une autorité disposant de pouvoirs de sanction aussi importants et dont les règles de procédure seraient fixées par décret? »

Sont concernés, la labélisation des offres légales, le sursis à exécution, les juridictions compétentes pour connaître des recours, et la labélisation des moyens de sécurisation. Mais aussi les conditions de conservation des données relatives aux internautes présumés coupables ( «environ 10 000 citoyens chaque jour» selon les estimations du Ministère de la Culture) et «les règles applicables à la procédure et à l'instruction des dossiers devant le collège et la commission de protection des droits de la Haute autorité» .

5. Le caractère flou et imprécis du manquement institué par la loi.

Les requérants constatent ici que pour lutter contre la violation des droits d'auteur, et faire baisser le volume de téléchargements de contenus illégaux, l'ensemble du dispositif ne repose pas sur le téléchargement d'une œuvre protégée par le droit d'auteur mais sur le manquement à l’obligation de surveillance de l’accès à Internet.

«Le législateur n'a pas procédé à un choix clair en la matière puisque le téléchargement illégal constitue l'infraction recherchée, mais c'est le défaut de sécurisation qui sera juridiquement sanctionné. Or, en tant que tel, ce défaut de

sécurisation ne porte préjudice à personne.» Aussi, pour les députés, cette loi sous-entend que «le seul fait de disposer d'une connexion Internet constituera un risque juridique qui pèsera sur tout abonné» .

6. Une sanction manifestement disproportionnée

Pour les députés, la sanction de la coupure de l'accès à Internet n'est pas proportionnée aux objectifs du législateur. Plusieurs points sont ici évoqués. D'une part, ils estiment que la coupure porte «atteinte à l'exercice de ces droits et libertés» des citoyens. Mais aussi à «l'accès à la culture» et «au droit à l'éducation» (référence est faite ici au rapport Lambrinidis ). Ils rappellent également qu'aucune disposition n'empêche les ayants droit «de cumuler les sanctions administrative, civile et pénale.» .

D'autre part, ils reviennent sur la sanction financière, «résultant de l'obligation pour l'abonné dont l'accès à Internet a été suspendu de continuer à payer le prix de son abonnement» . Le fait que le montant de cette sanction ne soit pas fixé par la loi, et sera défini «non pas en fonction de la gravité du manquement reproché, mais selon les dispositions contractuelles en vigueur entre l'abonné et son fournisseur d'accès» , constitue, selon eux, une violation du principe de légalité des peines.

Le rapport critique également le fait que le produit de cette sanction financière «ne

bénéficiera ni à la collectivité publique ni aux auteurs que la loi est censée protéger, mais au bénéfice exclusif de l’intérêt particulier des fournisseurs d’accès.»

7. Une telle sanction ne peut être prononcée que par l'autorité judiciaire

Ce point fait référence à l'amendement 138 du Paquet Télécom qui définit Internet comme un droit fondamental : «A tout le moins et compte tenu des conséquences graves et directes qu'elle est susceptible d'avoir sur les conditions d'exercice de l'ensemble de ces libertés et droits fondamentaux, le prononcé d'une telle sanction ne peut à l'évidence relever que de l'autorité judiciaire. La suspension d'une connexion à Internet ne peut en conséquence être laissée à l'appréciation d'une autorité administrative, fut-elle indépendante. Elle relève par nature de la seule compétence de l'autorité judiciaire, gardienne des libertés essentielles et de la propriété privée.»

8. Les compétences et les pouvoirs exorbitants reconnus à l'Hadopi

«La création d'une autorité administrative indépendante ne pose pas en soi de problèmes de constitutionnalité et peut même contribuer à l'effectivité des droits constitutionnels» , soulignent les députés. «Toutefois, dans le cas présent, la création de la Hadopi, compte tenu de l'étendue de ses pouvoirs et compétences, expose les citoyens au risque d'arbitraire et à une application de la loi contraire à la Constitution.» Selon eux, «en négligeant d'encadrer précisément les compétences» de la haute autorité, le législateur ne répond pas à son devoir «d'être suffisamment clair et précis afin de poser les garanties légales de nature à éviter des interprétations contraires à la Constitution de la part des autorités d'application» .

Puis de citer « les pouvoirs exorbitants accordés aux agents» assermentés par l'Hadopi (qualification juridique des faits, investigation, etc.) et le «pouvoir discrétionnaire des agents privés» chargés de saisir la haute autorité. Comme la Cnil, les députés critiquent le fait que ces derniers pourront avoir le choix de «saisir la Hadopi et/ou le juge civil et/ou le juge pénal. (...) Ainsi, pour des faits comparables, des abonnés pourront se retrouver soit devant le juge, soit devant l'Hadopi alors que cette possible différence de traitement ne repose sur aucune différence de situation clairement établie par la loi et n'est justifiée par aucun motif d'intérêt général.» .

En cause également «le pouvoir d'appréciation exorbitant conféré à la commission de protection des droits» qui pourra, à chaque degré de la riposte graduée, «décider si elle sanctionne ou non les abonnés.» Selon les requérants, «cette marge de manœuvre expose non seulement les abonnés à l'arbitraire de cette autorité, mais risque en outre d'entraîner des atteintes caractérisées au principe d'égalité» . A titre d'exemple, ils rappellent qu' «en séance, le rapporteur de la commission des lois a précisé, à propos des difficultés encourues par les artisans, que la situation professionnelle de l'abonné serait prise en compte.»

9. Une atteinte caractérisée au principe du respect des droits de la défense et au droit à un recours effectif

Pour les requérants, le texte ne permet pas de garantir le respect des droits de la défense, l'abonné présumé coupable ne disposant pas des informations lui permettant de savoir ce qui lui est reproché. La loi prévoit en effet que les recommandations adressées par l'Hadopi «ne divulguent pas le contenu des œuvres ou objets concernés» mais seulement la date et l'heure de constatation des faits. C'est

seulement à sa demande expresse que ce dernier pourra obtenir «des précisions sur le contenu des œuvres ou des objets concernés… » .

«Il convient, en outre, d'ajouter que le caractère aléatoire du dispositif méconnaît le

principe du respect des droits de la défense dans la mesure où la première recommandation est envoyée par le biais d'un simple e-mail sans que soit garantie sa réception certaine par l'abonné destinataire.» Et le recours de souligner que «d'une manière générale, le dispositif mis en place se traduit par une robotisation de la justice incompatible avec les exigences précédemment citées du droit à un procès équitable, du respect des droits de la défense et de la présomption d'innocence.»

10. L’instauration d’une présomption de culpabilité. L’imputabilité des actes de téléchargement et l’atteinte caractérisée au principe de personnalité des délits et des peines

«La stratégie consistant pour le législateur à créer un manquement à l'obligation de

surveillance plutôt que d'affirmer sa volonté de sanctionner un délit de mise à disposition d'un fichier d'œuvres protégées ne doit pas faire obstacle à l'application du principe de présomption d'innocence» , peut-on lire dans la saisine. «Or, cette loi met en place un système de présomption de culpabilité des abonnés. Le manquement sera, en effet, établi sur le seul fondement d'une adresse IP relevée sur un site d'échange de "pair à pair".» Et les députés de démontrer le manque de fiabilité de l'adresse IP comme preuve, en citant la démonstration faite par l'UFC Que Choisir devant huissier , puis le jugement du tribunal de Guigamp qui, le 23 février dernier, a estimé que la seule adresse IP ne permettait pas de prouver la culpabilité d'un abonné.

11. L’article 10 (filtrage prononcé par le juge) viole le principe de proportionnalité et porte atteinte à la liberté d’expression

Enfin, le dernier point du recours se porte sur l'article 10 de la loi Création et Internet qui prévoit qu' «en présence d'une atteinte à un droit d'auteur ou à un droit voisin occasionnée par le contenu d'un service de communication au public en ligne» , le

tribunal de grande instance peut ordonner, à la demande des ayants droit, «toutes mesures propres à prévenir ou à faire cesser une telle atteinte à un droit d'auteur ou un droit voisin, à l'encontre de toute personne susceptible de contribuer à y remédier.» Selon les députés, c'est en contradiction avec le principe de subsidiarité défini dans la LCEN (loi pour la confiance dans l'économie numérique) qui veut que soit d'abord saisi l'éditeur, puis l'hébergeur, puis le fournisseur d'accès à Internet.

Le recours souligne le flou des termes «toute personne» et «toute mesure» qui selon lui autorise un champ d'application trop large. «Dans ces conditions rien n'exclut

que cette disposition puisse constituer notamment un point d'appui à des mesures de filtrage. Ainsi, l'expression "toute mesure" ne garantit pas le caractère proportionné des mesures qui pourront être ordonnées par le juge.» A noter qu'on retrouve une disposition encore plus large dans la Loppsi 2, le nouveau projet de loi anti-cybercriminalité, mijoté par le ministère de l'Intérieur.

Le Conseil constitutionnel a jusqu'au 19 juin pour rendre sa décision.

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