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Libération

Les ciseaux aiguisés de la censure chinoise

par Philippe Grangereau
publié le 20 mars 2012 à 15h36
(mis à jour le 29 mai 2012 à 12h26)

Le mode opératoire de la censure des journaux et des sites internet en Chine est un secret bien gardé. Seuls les plus hauts responsables des rédactions sont généralement au courant. «La manière dont ça fonctionne est à la fois plus simple et plus complexe que beaucoup ne l'imaginent» , dit Zhang, rédacteur en chef d'un journal de province, qui consent à livrer quelques-uns de ces secrets à condition de rester anonyme.

«Regardez tous ces SMS du Département de la propagande» , dit-il en montrant son téléphone portable. Chaque jour Zhang en reçoit une vingtaine. Ils commencent toujours par «nous vous prions de consulter cette instruction…» suivi d'un code. Zhang se rend sur le site web indiqué, tape le code et son mot de passe, puis apparaît l'instruction. Ce peut être «ne parlez pas de cette affaire» , «mettez en avant le discours d'un tel» , «sur ce sujet utilisez exclusivement l'agence Chine nouvelle» ou «ne placez pas en première page telle affaire de corruption» . Ces ordres directs ne laissent qu'une marge de manœuvre très étroite aux journalistes, qui profitent toutefois du fait que ce qui n'est pas spécifiquement interdit est potentiellement acceptable.

«Les censeurs ne peuvent pas être partout et penser à tout, et c'est pour ça que ces ordres directs sont couplés à un système de points.» Chaque année, les publications se voient accorder 12 points. «Si on publie une enquête qui donne une mauvaise image du gouvernement, par exemple sur un militaire serial killer ou sur le suicide par immolation de toute une famille qui s'est fait voler ses terres par un officiel, le Bureau de la propagande nous retire des points. Trois points en moins, c'est un carton jaune, comme au football , indique Zhang. Si l'article est jugé particulièrement offensant, le bureau peut nous retirer les 12 points d'un coup [carton rouge]» . La rédaction en chef de la publication est alors changée et le journal peut être suspendu, voire fermé.

Cette sanction est prise par un autre organisme, le Bureau des publications, la «police» de ce système de censure. «En fin d'année, si on pense qu'une affaire peut nous faire vendre beaucoup d'exemplaires sans toutefois nous retirer beaucoup de points, on la publie» , explique Zhang. «L'avantage de ce modus operandi, c'est que la presse donne l'impression d'être plus libre, alors qu'en réalité elle demeure totalement sous contrôle.»

Li, qui travaille à Sohu, l'une des plus grandes entreprises internet commerciales chinoises, confirme de son côté l'omniprésence de la censure sur les blogs et microblogs. Des centaines de personnes payées par l'entreprise sont chargées d'épurer les contenus. Lorsque Sohu n'y parvient pas, ou se refuse à le faire, les sanctions sont pécuniaires. «L'an dernier, on a laissé les gens discuter de la guerre civile en Libye avant que le gouvernement chinois ait pris une position officielle. Le Bureau de la propagande nous a accusés d'avoir commis une "erreur politique grave", et Sohu a dû verser une amende de 500 000 yuans [60 000 euros].» Li souligne toutefois que «l'erreur» était volontaire. «On a calculé qu'en faisant monter l'audience sur ce sujet, on gagnerait davantage en publicité que le montant de l'amende à payer. Tout est question d'équilibre entre les gains d'audience potentiels et les sanctions encourues.»

Paru dans Libération du 19 mars 2012

De notre correspondant à Pékin

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