Les écrans s’allument

Livres. Visions divergentes sur le monde numérique.
par Christophe Alix
publié le 29 mars 2008 à 8h47

L' homo numericus déjà bien là, même si on commence à peine à en prendre la mesure, et ausculter son devenir relève du défi. Un défiredoutable, tant la matière est foisonnante et ses implications infinies. Pour y parvenir, deux livres ont eu l'heureuse idée de choisir un prisme, une grille de lecture précise et originale et de s'y tenir dans leur description de la révolution foudroyante dont nous sommes les témoins et acteurs. Ecrit par un spécialiste de la télévision, ancien directeur des programmes de plusieurs chaînes reconverti dans le conseil et la veille technologique, la Société immédiate explore, sur un ton quelque peu alarmiste, la société dans laquelle le bolide numérique nous entraîne et risque, selon Pascal Josèphe, de nous perdre.

Plus historique, fruit de la confrontation de deux universitaires réputés, Gilles Lipovestky et Jean Serroy, l'Ecran global raconte, avec davantage d'optimisme et de confiance dans l'avenir, comment la civilisation de l'écran, apparue à la fin du XIXe siècle avec le cinéma, a donné naissance en quelques décennies à une myriade de clones miniatures, une prolifération de nouveaux rectangles animés : l'écran de télé, de l'ordinateur, du mobile, du GPS, jusqu'à celui de l'échographe qui, le premier, donne à voir la vie prénatale. Une société constellée d'écrans, intermédiaires, quasi-incontournables de notre rapport au monde et à autrui.

Si l'on s'amusait dans un raccourci à fondre les deux ouvrages en un seul, on parlerait d'immédiateté du nouvel âge «écranique» , d'instantanéité de cette «écranosphère» qui a envahi l'espace public et privé. Ce qui en soi n'est pas faux ni dénué de sens sauf que les deux livres proposent des visions radicalement différentes, quasi-antinomiques du nouvel âge numérique. La Société immédiate de l'homme de médias Pascal Josèphe voit dans la nouvelle culture numérique le triomphe de comportements hyperindividualistes et hédonistes de plus en plus tournés vers la satisfaction la plus immédiate des désirs. Une société déraisonnée du «je veux, je prends» , «j'ai envie, je consomme» , vidée de tout projet politique, collectif, qui implique justement la durée, la médiation du temps.

A l'opposé, l'Ecran global du philosophe postmoderne Gilles Lipovetsky et de l'historien du cinéma Jean Serroy soutient qu'en dépit de l'omniprésence des écrans, les individus n'en sont pas pour autant prisonniers et ne perdent rien, bien au contraire, de leur capacité critique qui augmente en proportion du bombardement d'images que nous subissons quotidiemment. Paradoxe ultime, s'ils nous «séparent» par définition des autres, s'ils font justement écrans, ces derniers ouvrent en même temps la voie à une plus grande «proximité humaine» .

Alors nihilisme numérique d'un monde déréalisé et vidé de tout sens qui risquerait même, met en garde Josèphe, de nous ramener à des temps «antécivilisés» et de réveiller la bête, la pulsion primitive qui sommeille en nous ? Ou bien nouvelle sociabilité de l'homo ecranis relié en permanence à ses appendices virtuels mais non deniés «d'attentes et de plaisirs sensoriels» , comme l'espèrent les seconds ? Les deux, et c'est bien là le problème, toute l'ambivalence de cette révolution numérique dont certains, pour ne pas trancher, préfèrent naïvement se retrancher derrière une illusoire neutralité technologique.

Dès le plus jeune âge. Pour Pascal Josèphe - qui dédie son livre à ses enfants immergés dès leur plus jeune âge dans ce nouveau monde, ses «digital natives chéris» comme il les appelle -, aucun doute, les effets de cette révolution seront «plus rapides et plus massifs que ceux de l'imprimerie» . D'où l'enjeu capital de bien comprendre la singularité de ces nouveaux médias numériques et la rupture civilisationnelle qu'ils portent en eux. Plein de nostalgie pour une époque, pas si éloignée, où de vieux et nobles médias fédérateurs et généralistes ont joué «un rôle déterminant dans la diffusion de l'idéal humaniste et dans l'avènement de la démocratie» , l'essai appelle à un sursaut des corps intermédiaires et en particulier des journalistes. A eux de réapprivoiser un homo numericus gavé d'informations et affamé de sens, de remettre au premier plan des valeurs collectives délaissées dans cette société immédiate qui réduit, conclut-il, les capacités du corps social à résister aux manipulations et désinformations en tous genres sur l'Internet et ailleurs et, in fine, aux tentations totalitaires.

On peut, avec les auteurs de l'Ecran global , douter que la généralisation de ces nouveaux médias personnels et que l'incroyable foisonnement et diversité dont ils témoignent fassent le nid d'un quelconque totalitarisme. Avec la fin des médias de masse, verticaux et standardisés, « la singularisation y a plus gagné que le moutonnement grégaire» , écrivent Lipovestky et Serroy, qui réfutent également la thèse technosceptique du «confinement interactif généralisé» , exprimée par Paul Virilio.

Mais il serait bien trop réducteur de voir dans la confrontation de ces deux visions le combat des anciens et des modernes. Pascal Josèphe ne fait pas du tout le procès du numérique mais appelle à un sursaut d'éthique dans les médias et la société pour contrebalancer ses tares congénitales d'immédiateté et de désynchronisation des temps individuel et social. Lipovestky et Serroy sont les premiers à reconnaître que l'écran ne livrera toutes ses potentialités qu'accompagné de boussoles de sens telles que la culture du livre et des humanités classiques. OK pour l'écran-liberté mais sans négliger l'écran assisté, «conscientisé» sans lequel il ne serait que de fumée…

_ L'écran global : Culture-médias et cinéma à l'âge hypermoderne de Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, Seuil, 22 euros.

_ La Société immédiate de Pascal Josèphe, Calmann-Lévy, 16 euros.

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