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Libération

Les gamers font le gros don

par Erwan Cario
publié le 20 février 2012 à 11h20
(mis à jour le 20 février 2012 à 11h56)

C’est un petit séisme qui a parcouru il y a un peu plus d'une semaine l’industrie du jeu vidéo. Ce n’est pas seulement une histoire exceptionnelle au dénouement de conte de fées ; cela résonne peut-être également comme un début de déclaration d’indépendance pour toute une partie de l’industrie vis-à-vis des grands éditeurs du secteur. Internet, en plus d’être devenu un canal de distribution pour les jeux vidéo, peut-il devenir aussi une source de financement ? Pour le studio Double Fine, la réponse a eu le mérite d’être claire : son appel à contribution auprès des internautes pour son prochain jeu d’aventure a déjà réuni 1,9 million de dollars (1,4 million d’euros). Ils n’en demandaient pas tant.

Double Fine, studio de San Francisco, a été fondé en 2000 par Tim Schafer, et il compte dans ses effectifs le créateur Ron Gilbert. Pour les joueurs, les deux hommes sont très loin d'être des inconnus. Ils ont travaillé à la fin des années 80 et au tout début des années 90 au sein du studio LucasArts sur des titres mythiques comme Maniac Mansion (1987), The Secret of Monkey Island (1990) ou Monkey Island 2 : LeChuck's Revenge (1991). Schafer ayant continué seul sur Day of the Tentacle (1993). Ces quatre jeux sont les références incontournables d'un genre qui connut son heure de gloire à cette période : le jeu d'aventure Point & Click. Le joueur y contrôle un ou plusieurs personnages grâce au pointeur de la souris et doit explorer de nombreux décors pour récupérer toutes sortes d'objets et résoudre des énigmes souvent tordues. Le tout en avançant dans une histoire oscillant entre le loufoque et le complètement barré. Et c'est là que réside le grand savoir-faire de Schafer et Gilbert : des situations drolatiques, des dialogues poilants et des personnages décalés.

The Secret of Monkey Island (1990)

Mais le genre n'a pas survécu à l'arrivée industrielle de la 3D et des polygones dans le jeu vidéo. Sans être complètement éteint, il ne survit que par quelques productions au compte-gouttes, notamment grâce aux studios Telltale ( Bone, Retour vers le futur ) et Péndulo ( Runaway ).

«Les gens viennent tout le temps me voir pour me dire : "Vous devriez faire un jeu d'aventure Point & Click." Je le ferais bien, mais si j'allais voir un éditeur pour présenter un jeu d'aventure, il me rirait à la figure. Toutefois, s'il y a plein d'amateurs de jeux d'aventure, et si je trouvais un moyen de m'adresser directement à eux, il y a peut-être un moyen de se passer de l'avis des éditeurs.» C'est Tim Schafer qui parle dans la vidéo de présentation de son projet Double Fine Adventure , qui comprend un jeu et un documentaire sur la création de celui-ci, sur le site Kickstarter. Il s'agit d'un site de crowdfunding , qui permet le financement de n'importe quel type de projet (documentaire, film, objet design, artisanat, album, édition d'un livre, etc.) par les internautes. Le principe est simple : l'initiateur du projet définit une somme plancher à partir duquel il peut se lancer, des contreparties en fonction du montant investi (généralement, le don de base permet d'avoir accès au résultat final et un geste plus important donne droit à divers bonus et exclusivités) et la durée de la levée de fonds.

Day of the Tentacle (1993)

«Nous demandons 300000 dollars pour faire le jeu et 100000 pour le filmer , continue Tim Schafer dans la vidéo. Ça peut sembler beaucoup, mais ce n'est pas un gros budget pour un jeu, aujourd'hui. C'est plutôt réduit, pour tout dire. Mais ça ne nous fait pas peur ! Ce sera une aventure.»

Le projet est mis en ligne le 8 février, à 20 h 52, heure de New York. «Je pensais qu'à la fin de la première nuit, nous aurions récupéré 2000 dollars» , expliquera plus tard Tim Schafer au blog Hookshot . Il était loin du compte. Un peu plus de huit heures après, à 5 h 31, la barre fatidique des 400000 dollars est franchie. Et à 18 h 42, le million de dollars est atteint. La fin de la période de dons est arrêtée au 13 mars.

Chez Kickstarter, l’effervescence est également à son comble : quelques heures plus tôt, un autre projet, Elevation Dock, un simple support pour iPhone, a lui aussi dépassé le million, une somme qui n’avait jamais été atteinte en deux ans d’existence du site. La performance de Double Fine est sidérante : en moins de vingt-quatre heures, le projet a réussi à fédérer près de 26000 donateurs.

C'est la présence simultanée de multiples ingrédients qui ont permis ce tour de force. Tout d'abord, la nostalgie, qui est très présente chez les joueurs de plus de 30 ans. Ils aiment se souvenir des longues minutes passées à trouver comment se servir du canon sur le bateau pirate dans le premier Monkey Island (il fallait évidemment se servir de la marmite comme d'un casque), et ne rêvent que de retrouver un peu de ces sensations. Ensuite, les réseaux sociaux ont fonctionné à plein régime : les gamers étant parmi les plus connectés des internautes, la nouvelle du lancement de Double Fine Adventure a fait le tour du Web en seulement quelques minutes.

Monkey Island 2: LeChuck's Revenge (1991)

Enfin, Tim Schafer et Ron Gilbert ne sont pas des stars sur le retour qui voudraient trouver un second souffle ; ils sont au contraire toujours très actifs dans l'industrie. Double Fine est en effet réputé pour ses créations originales comme Psychonauts (2005), Brütal Legend (2009), Costume Quest (2010) ou l'irrésistible Stacking (2011). N'importe quel studio ne pourra pas forcément reproduire leur performance. Toutefois, Tim Schafer a peut-être ouvert une brèche. Ne serait-ce qu'en montrant aux joueurs qu'ils peuvent également participer à l'avenir d'une vraie création indépendante dans le jeu vidéo.

Paru dans Libération du 17 février 2012

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