Les men in grey poussent un gris

par Marie Lechner
publié le 18 octobre 2010 à 16h12

Peut-être avez-vous croisé leur silhouette discrète au détour d’une rue de Berlin ou d’Helsinki, arpentant le trottoir, attaché-case à la main, impeccables dans leur complet gris comme un jour sans soleil.

Les Men in Grey (MIG) opèrent dans cette zone grise, de plus en plus ambiguë, entre ce qui est considéré comme privé et ce qui relève de l'espace public à l'ère de l'informatique ubiquiste.

Vous êtes dans la rue ou dans un café, en train de consulter un site web sur votre ordinateur portable ou votre smartphone, de poster des statuts sur Facebook, de partager une photo coquine ou de vous envoyer des mots doux par tchat, pensant être à l’abri des regards, et voilà que vous entendez une synthèse vocale claironnant à la face du monde ce que vous venez de chuchoter sur votre clavier. La voix mécanique qui émane de curieuses mallettes portées par les deux Men in Grey annonce de surcroît le numéro IP de votre machine, tandis que votre message s’affiche en toutes lettres sur les écrans incrustées de leurs attachés-cases.

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Ces opérateurs aux allures de bureaucrates s'interposent dans le trafic sans fil non sécurisé et prennent le contrôle du réseau. Agissant comme des routeurs (cet élément intermédiaire dans un réseau qui assure le transit des paquets de données), ils interceptent, manipulent et rendent visibles les flux de données immatérielles qui se baladent dans l'éther. Parfois sur écrans géants, comme c'était le cas au Media Facades festival cet automne. «Manifestation de l'anxiété générée par le réseau» , les Men in Grey sont une apparition inquiétante à l'ère des mises sur écoutes gouvernementales, des espions Facebook, des caches Google, du filtrage sur Internet. «Nous sommes la manifestation directe du stress généré par le réseau.[…] Nous capturons et reconstruisons ce qui est caché dans l'air. Nous sommes des prismes, révélant les peurs du réseau citoyen, ses doutes, ses désillusions, ses désirs et ses mensonges» , écrivent les auteurs sur un site web noir aux allures conspirationnistes.

Le manifeste est étrangement daté du 29 octobre 1969, date à laquelle les premières données ont voyagé entre deux nœuds de l’Arpanet, ancêtre d’Internet. Ce même site web a suscité l’émoi, au printemps dernier, parmi les adeptes de partage de fichiers.

Le blog spécialisé TorrentFreak évoquait un «site inquiétant qui prétend exploiter une brèche dans la sécurité des usagers de Bittorrent» , en affichant quels médias ils partageaient, associés à leur adresse IP, ce qui permettait d'identifier les auteurs du téléchargement. En réalité, ce n'était qu'une habile simulation destinée à sensibiliser les usagers à la surveillance des réseaux peer to peer. Une manière aussi de perpétuer le climat paranoïaque dans lequel baigne la société connectée.

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Les Men in Grey opèrent à l’intersection du hacking et de l’action néosituationniste, chaque réseau sans fil devient un théâtre pour questionner la dépendance au réseau et la foi implicite que nous y plaçons.

A l'initiative de ce projet récompensé cette année à l'Ars Electronica, deux artistes numériques, Julian Olliver et Danja Vasiliev . Ce dernier, né en Russie, pointe régulièrement l'aliénation créée par le Web et la tendance à la «cyborgination» qu'il se plaît à ridiculiser. Il est l'un des coauteurs de la Web2.0 Suicide Machine, qui permettait de supprimer ses données privées et tuer ses amis virtuels, et travaille à un réseau alternatif à la Toile, Netless, qui utiliserait les infrastructures des transports en commun pour véhiculer physiquement l'information en friend-2-friend.

Paru dans Libération du 16 octobre 2010

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