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Libération

«Les rédactions sont un accessoire pour les patrons»

par Isabelle Hanne
publié le 19 octobre 2012 à 16h20

Jean Stern, ancien journaliste à Libération puis à la Tribune , est directeur pédagogique de l'École des métiers de l'information (EMI-CFD). Dans les Patrons de la presse nationale, tous mauvais (1), il raconte comment chartes d'indépendance et sociétés des rédacteurs n'ont rien pu faire contre l'arrivée, au capital des journaux, d'industriels et de banquiers. Et montre de quelle façon Bernard Arnault, Xavier Niel, Édouard de Rothschild (l'actionnaire de référence de Libération ), entre autres, contrôlent la presse aujourd'hui.

Pourquoi avoir écrit ce livre ?

Je me disais qu'il fallait parler de ce que j'ai vécu, c'est-à-dire la perte d'indépendance des journaux. Pourquoi Arnault rachète la Tribune et les Échos , pourquoi Dassault rachète le Figaro , pourquoi Pinault rachète le Point … Je voulais comprendre et raconter la défaite collective de ma génération de journalistes.

Vous datez l’origine des difficultés actuelles de la presse à l’immédiat après-guerre.

La presse d’avant-guerre était une presse aux mains des riches, une presse pourrie, qui a ensuite sombré dans la collaboration. À la Libération, les résistants (Beuve-Méry, Camus…) ont voulu mettre les journaux à l’abri des puissances de l’argent. L’État leur a donné des locaux, des ouvriers du Livre, des imprimeries… Mais pas d’argent. De fait, on a considéré que la presse pouvait se développer avec le lectorat, et avec la publicité un peu plus tard. On a sous-capitalisé la presse, et produit une économie artificielle. Dans les années 50, pour racheter leurs actifs à l’État, les journaux se sont endettés. De là date une faiblesse, structurelle, des rédactions à affronter collectivement, sereinement, le pouvoir de l’argent.

Est-ce un phénomène purement français ?

Il n’y a aucun exemple où, comme en France, les patrons ne sont pas des industriels de la presse. Sauf dans les pays du tiers-monde… On pense ce qu’on veut de Murdoch, mais c’est un industriel des médias.

Mais les patrons dont vous parlez se considèrent comme des mécènes.

Est-ce qu'ils sont des mécènes et investissent dans leur média, en faisant un pari, celui que la presse quotidienne a un avenir dans ce pays ? Ou est-ce qu'ils se contentent de la maintenir hors de l'eau pour lui éviter de crever ? C'est le cœur du débat. Les rédactions sont toutes sous pression en termes de moyens, d'équipes, d'effectifs. Partout on entend : moins de CDD, moins de piges, moins de correspondants… Or, c'est un grand paradoxe. Prenons l'exemple de Bernard Arnault quand il achète Dior. On peut considérer qu'il a investi sur la marque : il a engagé des stylistes, financé de nouvelles collections, ouvert des boutiques. Il a investi des dizaines de millions de francs à l'époque, et en a fait un succès industriel. Mais quand le même Bernard Arnault achète la Tribune puis les Échos , il fait l'inverse. Ces propriétaires ont acheté de l'influence, mais surtout, ils ont contribué à l'affaiblissement de la presse française, dans sa capacité à produire de l'information originale.

Dans votre livre, vous justifiez l’appétit de ces milliardaires pour les journaux par la «satisfaction narcissique» que ça leur apporte.

J’en suis convaincu. C’est valorisant pour un grand patron d’être au capital d’un quotidien. En France, les rédactions sont maintenant un accessoire parmi d’autre de la puissance, au même titre qu’un domaine dans le Bordelais, un théâtre ou un jet privé. Mais, il y a aussi cette idée qu’en mettant les rédactions sous pression, sous mes airs de mécène, je suis un boucher.

Selon votre enquête, posséder un journal en déficit permet à ces patrons de payer moins d’impôts, grâce à une habile optimisation fiscale.

Je me suis longtemps demandé pourquoi ils continuaient à perdre de l’argent avec les journaux. J’ai creusé sur la question de la fiscalité des holdings, et j’ai découvert qu’aujourd’hui en France, c’est une fiscalité jackpot. Leur fonctionnement permet à Bolloré, Arnault, Pinault de payer moins d’impôts avec les pertes de certaines filiales, en imputant ces pertes au niveau des holdings de tête.

Pourquoi ce titre affirmatif et provocateur ?

Parce que je le pense. D’un point de vue technique, ils sont tous mauvais, parce qu’ils n’ont pas réussi à sauver la presse française et se sont englués dans un système de cogestion depuis plus de vingt ans, avec l’État et le syndicat du Livre, qui a prouvé sa faillite. Ils n’ont pas osé ni affronter l’État ni le syndicat du Livre, à tel point que je pense que l’État est depuis plus de vingt ans le véritable patron de la presse française, et en grande partie responsable du désastre. Mais ils sont aussi mauvais d’un point de vue moral : en maintenant la presse sous le boisseau, en lui donnant peu de moyens, ils ont contribué à la destruction des contenus.

La fin de votre livre évoque les fermes de contenus. C’est ce qui attend la profession ?

Il faut qu'on s'interroge sur le modèle économique et sur les attentes du public. Si on ne réfléchit pas, si on n'invente pas, on est condamnés à mourir ou à bosser dans des fermes de contenus, c'est-à-dire des contenus produits au kilomètre et à bas prix. Les journalistes doivent reprendre la parole. S'appuyer sur les lecteurs, trouver d'autres financements, trouver d'autres modèles. La question de la propriété des médias, de la propriété du capital, la question d'inventer de nouveaux formats, de nouveaux contenus, se passe désormais en dehors du monde des quotidiens. On invente tous les jours des médias -- Charles , Causette , Rue89, Dijonscope, Mediapart, Arrêt sur images… C'est peut-être vers ça qu'il faut aller.

(1) «Les Patrons de la presse nationale, tous mauvais», éditions La Fabrique, 210 pp., 13 €.

Paru dans Libération du 18 octobre 2012

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