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Libération

Lescure de rattrapage : domaine public et taxe Google

par Sophian Fanen
publié le 12 octobre 2012 à 18h15
(mis à jour le 19 octobre 2012 à 15h52)

Ça y est, la mission de concertation confiée à Pierre Lescure avance. Mieux, elle turbine ; elle consulte tous azimuts. Ou presque, puisque d'importants représentants des internautes et des consommateurs, dont la Quadrature du Net et l'UFC-Que choisir, ont annoncé fin septembre leur refus de dialoguer avec le groupe d'experts et de technocrates réunis autour de l'ex-patron de Canal+ .

Nous inaugurons donc ici une rubrique hebdomadaire chargée de résumer et de décrypter un minimum ce qui s'est dit ces derniers jours pendant les auditions. Celles-ci sont visibles/et ou audibles sur le site branlant de l'Acte II de l'exception culturelle et se déroulent en deux temps: les auditionnés commencent par exposer leur vision du monde de la culture face aux enjeux numériques, puis répondent aux questions de la mission.

Lundi 8 octobre: la SACD veut un domaine public payant

Pascal Rogard, directeur général de la Société de gestion collective des droits des auteurs et compositeurs dramatiques, pendant son audition.

Audition de la SACD , la société de gestion collective des droits des auteurs et compositeurs dramatiques, un important lobby du droit d'auteur de l'audiovisuel et du spectacle vivant emmené par son directeur général, Pascal Rogard.

La SACD a repris une grande partie des propositions qu'elle avait déjà formulées à l'époque de la mission Zelnik en 2009 et 2010. Principale idée à retenir: la proposition de créer une «redevance sur le domaine public audiovisuel pour financer la conservation, la numérisation et la mise à disposition des œuvres audiovisuelles», à la charge de l'Etat aujourd'hui.

_ «Il n'y a aucune raison que ce soit la collectivité publique qui finance [cette conservation, et éventuellement la restauration des œuvres] sans contrepartie», a continué Pascal Rogard, visant les entreprises comme Google (avec YouTube) ou Dailymotion, qui profitent de séquences libres de droit sans obligations en retour. «Ce n'est pas une redevance qui irait aux ayants droit. [...] Ce n'est pas une redevance qui recrée un droit d'autoriser ou d'interdire, ce droit est clos. C'est une rémunération pour financer ce travail de conservation.»

_ La SACD pose là une vraie question, vu la masse sans cesse croissante des œuvres qui tombent peu à peu dans le domaine public en matière audiovisuelle... mais dans le même temps les ayants droit européens et américains ont sans cesse multiplié ces dernières décénies les actions et les pressions pour repousser le basculement automatique d'une œuvre dans le domaine public aux calendes grecques.

Cette idée d'imposer un droit d'accès au domaine public (géré par les sociétés de gestion collective?) pourrait aussi à terme ouvrir une brèche pour en finir avec ce principe qui embarrasse certains ayants droit, qui aimeraient bien conserver la jouissance des œuvres ad vitam æternam . Il serait en effet facile de convaincre un jour un gouvernement que la meilleure façon de réduire encore ses coûts vis-à-vis des œuvres du domaine public serait de les confier aux structures qui savent le mieux les défendre: les sociétés de gestion collective. Le domaine public deviendrait alors une branche de cette gestion collective et perdrait ce qui fait sa force créative: sa liberté et sa souplesse d'utilisation.

Autre cheval de bataille mentionné pendant l'audition de la SACD: la régulation de la vidéo en ligne. «Avec l'arrivée de la télévision connectée, vous allez avoir un système audiovisuel à deux vitesses , a estimé Pascal Rogard. Celui ultra réglementé de l'audiovisuel classique et celui dérégulé de l'audiovisuel qui passe par internet. Ce n'est pas possible, quand vous êtes sur le même marché et vivez des mêmes recettes publicitaires, d'avoir des règles différentes.»

_ C'est peu ou prou le questionnement actuel du gouvernement, exprimé dans son projet de fusion de l'Arcep et du CSA . Un projet clairement rejeté cette semaine par l'autorité de régulation des réseaux, dans ses « Réflexions sur l'évolution, à l'ère d'internet, de la régulation de l'audiovisuel et des communications

électroniques et sur ses conséquences» . L'Arcep y souligne notamment «la nécessité que la réforme, quelle que soit la solution retenue [...], ne puisse en aucun cas être perçue [...] comme portant atteinte, ni directement, ni indirectement, à la liberté de communication sur internet.» Ce qui pourrait arriver si le CSA parvient un jour à mettre la main sur la régulation de YouTube et Dailymotion.

Mardi 9 octobre: le Snep veut du déréférencement massif

Après Dailymotion , c'est un autre lobby qui arrive devant la mission Lescure: le Snep , Syndicat national de l'édition phonographique. C'est le bras armé des majors du disque, très pro-Hadopi.

Sauf que, malgré l'épisode du pauvre type qui, en septembre, a écopé d'une amende de 150 euros parce que sa femme a laissé tourner en tâche de fond un logiciel de peer-to-peer où traînaient deux chansons de Rihanna, le Snep trouve que l'Hadopi n'a aujourd'hui pas assez de moyens pour lutter efficacement contre le piratage. Ses nouvelles cibles doivent être le téléchargement direct et dans une moindre mesure le streaming illégal, deux domaines qui ne sont pas surveillés par la Haute autorité.

La nouvelle quête du Snep, c'est donc le déréférencement des liens renvoyant vers du contenu illégal au sein des moteurs de recherche. Le syndicat a dans ce domaine obtenu une victoire importante contre Google cet été. «Si un internaute veut télécharger légalement un titre et le tape sur Google, qui lui suggère des mots qui le dirigent vers des liens illégaux, cela pose problème» , avait alors critiqué le directeur général du Snep, David El Sayegh.

C'est ce qu'il a répété mardi devant la mission Lescure. «Il est nécessaire d'élargir les compétences de l'Hadopi, sans révolutionner le cadre juridique, les directives [européennes] qui encadrent le fournisseurs d'accès à Internet. [Il s'agirait] de doter l'Hadopi, ou une autre autorité, de la capacité d'opérer du déréférencement en notifiant les hébergeurs.» Ce que les ayants droit peuvent déjà faire, via une procédure judiciaire que le Snep bien trouve trop lourde.

_ L'idée est donc de «modifier la loi» pour permettre «un traitement massif» de ces procédures de notification. Une façon de demander au législateur de confier aux industriels du loisir la charge de décider ce qui est légal ou pas, ce qui doit être évacué des moteurs de recherche et ce qui peut y demeurer. Ce qui garantirait un bel Internet bien fermé à toute initiative hors piste. Mais pour le Snep, ce déréférencement se ferait surtout au bénéfice de l'offre légale -- «Au bout d'un moment, à force de ne pas trouver ce qu'il cherche, le pirate ira vers l'offre légale.»

Concernant l'Hadopi, le Snep a réaffirmé qu' «il faut conserver la sanction. Si [la sanction] a une vertu, c'est de renvoyer les gens vers l'offre légale. On aura alors gagné, et les usagers aussi. Toutefois, quelque chose qui n'est jamais vraiment dit, ce que l'Hadopi fait un travail important de pédagogie auprès des gens qui l'appellent tous les jours» , en expliquant par exemple comment désactiver totalement un logiciel de peer-to-peer...

Mercredi 10 octobre: Google tacle le projet de taxe sur l'indexation des articles de presse

Francis Donnat, conseiller pour la politique de développement de Google, lors de son audition.

C'est le tour de Google , avec à peu de choses près un seul sujet sur la table: le projet de «taxe Google» , qui prévoit d'obliger les agrégateurs de contenus (Google Actu en première ligne) à verser des commissions aux journaux dont ils référencent les articles. Une loi dont Google ne veut pas, et qu'il a directement attaqué devant la mission Lescure.

Pour Francis Donnat, conseiller pour la politique de développement de Google, cité par PC Inpact , une telle loi serait «inutile» et finirait par «interdire le référencement non rémunéré de contenus provenant d'organisme de presse. [...] L'idée [porterait également] préjudice aux contenus en langue française qui seraient les seuls pénalisés sur la toile. [...] La presse française perdrait en visibilité internationale. [...] Exiger de Google une rémunération au motif que son moteur de recherche dirige des lecteurs vers les sites de presse n'a pas plus de sens que d'exiger d'un chauffeur de taxi qui conduirait un client à un restaurant de rémunérer le restaurant au motif qui lui amène un client.»

_ Dommage que le Syndicat de la presse quotidienne nationale (SPQN) ait déjà été auditionné...

Jeudi 9 octobre: renforcer l'offre de VOD

La mission Lescure auditionne le SEVN , le Syndicat de l'édition vidéo numérique. On parle logiquement beaucoup de la chronologie des médias, c'est-à-dire de la nécessité de modifier le lent chemin d'un film ou d'une série entre sa première diffusion (au cinéma ou à la télévision) et sa mise à disposition sous format physique ou dématérialisé (VOD).

_ «Des expérimentations dans le cadre d'accords contractuels pourraient conduire à la mise en place de fenêtres flexibles, mieux adaptées à la vie des films, et garantissant une plus grande continuité dans la disponibilité des titres» , dit le SEVN dans un communiqué qui revient sur ce qu'elle a défendu devant la mission.

_ L'ARP, Société civile des auteurs-réalisateurs-producteurs, pourrait notamment obtenir le droit de tester sur une gamme de films (grand public, indé...) une sortie quasi-simultanée en salles et en VOD, afin d'étudier les pratiques qui pourraient naître d'un tel raccourcissement de la chronologie des médias.

Selon le SEVN, 9000 films sont aujourd'hui disponibles en France en VOD et 3000 en sVOD (la VOD sur abonnement, du type Netflix ou Canal Play). Ce qui fait très peu, sans parler de l'absence fréquente de version originale ou de version en haute définition.

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