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Libération

Lettre à Roger Ebert

par Olivier Seguret
publié le 26 avril 2010 à 10h10

Je ne connais Roger Ebert que de nom. Ce n'est peut-être pas le meilleur critique de cinéma des Etats-Unis mais assurément l'un des plus fameux, grâce au duo qu'il a pratiqué avec le défunt Gene Siskel pour ABC pendant vingt-trois ans, les deux compères s'étant rendus très populaires avec leur gimmick «à la romaine» du pouce vers le haut/pouce vers le bas, qui résumait leur avis et concluait leurs apparitions. Ebert écrit aussi depuis plus de quarante ans pour le quotidien Chicago Sun-Times , il a publié quantité de livres sur le cinéma, il alimente régulièrement en nouvelles critiques son site dédié, Rogerebert.com, et tient aussi un blog qu'il appelle, en anglais dans le texte, son «journal». C'est sur ce dernier support qu'Ebert a récemment posté un long billet polémique titré «Video games can never be art» («Les jeux vidéo ne pourront jamais être un art»). Il y développe une série de spécieux arguments qu'il serait facile de réfuter un à un si cette chronique en laissait la place. Au fil du réquisitoire, c'est surtout l'incapacité profonde de Roger Ebert à comprendre la réalité infiniment complexe que recouvre le terme de «jeu vidéo». «Tout est dans ce nom» , croit-il d'ailleurs adroit de dire en préambule à sa démonstration. Les jeux vidéo sont des jeux, le jeu n'est pas de l'art donc le jeu vidéo n'est pas de l'art et jamais ne le sera : voilà le syllogisme sur lequel se fonde la réflexion d'un homme auxquels quarante ans de critique ciné n'auront finalement rien apporté.

Mais la faille principale dans l'analyse d'Ebert est ailleurs. Il évoque l'art comme une sorte d'entité supérieure et absolue, sans jamais prendre en compte ce qui fait que l'art existe, ou pas : l'artiste. La vraie question concernant les jeux n'est pas de savoir s'ils appartiennent à l'art mais si l'art les intéresse et, surtout, si des artistes s'en emparent. C'est bien sûr le cas, et depuis longtemps. Fumito Ueda est indiscutablement un artiste et lorsque cet artiste s'exprime avec Shadow of the Colossus , il produit une œuvre. Disons-le confraternellement à Ebert : profiter d'une autorité critique acquise dans le cinéma, lui-même longtemps repoussé hors des frontières de l'art, pour délégitimer le jeu vidéo et l'expulser à son tour du prestige artistique est à la fois indigne, inconvenant et ingrat.

Paru dans Libération du 24/04/2010

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