«Leur démarche est une sorte d’altermondialisme numérique»

par Erwan Cario
publié le 7 février 2012 à 15h29
(mis à jour le 7 février 2012 à 15h37)

Tenter de définir la nébuleuse Anonymous est toujours un exercice périlleux, tant ce mouvement qui n'en est pas un semble insaisissable. Entretien avec Frédéric Bardeau, coauteur avec Nicolas Danet du livre Anonymous (éd. Fyp), qui décrypte dans le détail le fonctionnement et les évolutions de ces activistes d'un nouveau genre.

En quelques années, on passe du lulz (humour corrosif de mauvais goût) des forums de 4chan.org à la défense de grandes causes internationales. Où est la logique des Anonymous ?

On ne la voyait pas au départ, mais plus on s’est plongé dans ce qui a été publié, en remontant aux sources, en interviewant des gens, plus on y a vu clair. Le lulz a toujours fonctionné en opposition aux défenseurs de la morale. Cet affrontement existe depuis le départ. Même dans les attaques un peu potaches des débuts (contre le réseau social Habbo Hotel, lancement du YouTube Porn Day, spam massif du site de partage avec des vidéos pornographiques), il y a une raison : une vidéo retirée, un accès suspendu, un déni de la culture internet. Il y a toujours eu l’ambivalence entre la déconne et la cause. C’est aussi une descendance directe de la cyberculture et de l’éthique hacker, qui prône, entre autres, la décentralisation, la liberté de l’information et la méfiance vis-à-vis de toute forme d’autorité. Après, c’est juste un gigantesque dérapage. En quelques années, Anonymous s’est démocratisé et internationalisé.

Y a-t-il une conscience politique liée à Anonymous ?

Ça ne rentre dans aucune case. Ce n’est ni de l’anarchisme, ni du syndicalisme révolutionnaire, ni du marxisme. C’est un mouvement postmoderne, lié à la technologie, à la communication par paquets, à l’architecture décentralisée. Lié aussi à l’anonymat, qui porte en soi une valeur politique forte. Mais Anonymous ne peut pas se politiser au sens classique du terme. Entre les Anonymous du Brésil, très puissants et mobilisés contre la corruption, ceux d’Autriche et d’Allemagne, antifascistes, les Belges qui se battent pour les salariés d’ArcelorMittal… Si on ajoute le lulz, il n’y a plus aucune unité possible.

A part sur les plus petits dénominateurs communs que sont la liberté d’informer et la neutralité des réseaux, par exemple.

Du coup, ont-ils une chance de changer le monde ?

C’est possible, mais surtout par l’influence qu’ils peuvent avoir sur les décideurs, les partis, les ONG, etc. On peut presque considérer leur démarche comme de l’altermondialisme numérique. Les altermondialistes ont réussi à mettre sur le devant de la scène la taxe sur les transactions financières. Ce sera peut-être la même chose pour Anonymous si la neutralité du Net, par exemple, rentre un jour dans la Constitution. Mais la grande différence, c’est qu’il ne peut pas y avoir de forum social. Il n’y a que la bannière, mais pas les organisations. S’ils changent le monde, ce sera de manière indirecte. Ça leur irait bien, en plus, puisqu’ils n’en auront alors ni la paternité, ni la responsabilité, ni même la prétention.

Paru dans Libération du 6 février 2012

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