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Libération

Love on the bit

par Camille Gévaudan
publié le 15 février 2012 à 11h33

«Plutôt posé et dynamique, je cherche une relation sérieuse avec une femme aussi bien dans ses talons aiguilles que dans ses baskets, forte et fragile, pour qui mes bras seraient toujours là.» Halte ! Horreur ! Mais d'où sort-il tous ces clichés dégoulinants, ce Jolipoulpe_78 (1) ? On avait pourtant bien ciblé la recherche par affinités, en espérant dénicher pour la Saint-Valentin un de ces petits génies du pixel comme on en voit sur YouTube, capables de hacker un jeu Gameboy pour déclarer leur flamme dans un niveau de Zelda … Mais, il n'y a rien à faire : sur Meetic, personne n'assume avoir déclaré «Informatique» et «Jeux vidéo» dans la case «Hobby». Puisque c'est comme ça, on ira chasser le geek célibataire sur GeekMeMore.com .

Débarqué début janvier sur le marché déjà surpeuplé des sites de rencontre de niche, celui-ci proclame dans ses communiqués (dont il a généreusement arrosé la presse spécialisée) que «connaître tous les recoins de la Terre du Milieu et maîtriser les secrets du langage HTML ne sont plus synonymes de loser» . Il paraît même qu'à notre époque où il est chic de se dire geek, «Mark Zuckerberg est considéré comme une icône et Steve Jobs une idole» … La geekitude est désormais respectable : voilà de quoi rassurer les demoiselles qui craindraient, en s'inscrivant, de ne rencontrer qu'une brochette de codeurs boutonneux à lunettes ! Pour notre part, c'est plutôt les collectionneurs d'iPad qui nous laissent sceptiques, et on prend donc bien soin de pas se déclarer amateurs d'«apps» en remplissant notre profil sur GeekMeMore.

Alors, alors… Couleur des cheveux : châtain. Silhouette : elfique. Traits de caractère : drôle, timide, rêveuse. Sport : ha ha ha, très drôle. Stuff : un PC sur mesure, un Galaxy S2, une Xbox 360, une PS3, une Wii, deux DS… Et la Gameboy Color, ça compte si elle marche encore ? En tout cas, l'effet est immédiat : l'arrivée d'une nouvelle «geekette» sur le site a rameuté la gent masculine aussi sûrement qu'un troupeau de Nazgûl autour d'un anneau magique. Les messages pleuvent : «Quoi ? Tu n'as pas monté ton PC toi-même ?» «Ne dis pas que tu ne fais pas de sport : faire bouger ta souris demande un effort non négligeable, tu sais…» «Tu n'as pas précisé tes jeux vidéo préférés : oubli ou triste réalité ?» Et, pour peu qu'on se connecte à l'heure du geek (aux alentours de minuit), le raz-de-marée est plus violent encore : c'est carrément à coups de «J'ai un M11x, et toi ?» qu'on se fait harceler -- pardon, accoster -- par tchat.

Il vaut mieux le savoir avant de s'inscrire : le geek jargonne. Tout le temps. Mais il est également ravi d'expliquer que «LoL» veut dire League of Legends (un jeu en ligne) et non «MDR» quand il sent que son interlocutrice est perdue. Et quand il vante les merveilles du chipset X79 d'Intel, «celui qui va avec la dernière génération de processeurs socket 2011» , ce n'est pas pour étaler sa science, mais pour le bonheur simple de partager sa passion avec les quelques oreilles féminines que ça intéresse.

Un rapide calcul nous suggère en effet que parmi les inscrits sur GeekMeMore.com, les filles sont six fois moins nombreuses que les garçons… et ce, malgré la gratuité dont elles bénéficient (les hommes, eux, doivent payer un abonnement pour débloquer les fonctionnalités de messagerie). Mais où sont donc passées les gameuses, les mordues de mangas, les inconditionnelles de Linux ? Ils ne sont pourtant pas si intimidants que ça, nos pauvres geeks solitaires ! Ici, un Mario un peu fleur bleue rêve de «trouver une princesse à délivrer» . Là, un «Pokémon de type introverti cherche son dresseur» .

Certains sont spécialistes de cinéma suédois, esthètes du cosplay (l'art de se déguiser en personnage d'univers fictif) ou écrivains amateurs de webséries sur les loups-garous. D'autres sont simplement accros aux séries télé, férus de jeux de société ou inconditionnels de Star Wars . Et tous sont à peu près d'accord sur ce point : il n'y a ni règle ni impératif en matière de geekerie. Il suffit d'avoir une passion, et donc de la conversation. Ce qui rend GeekMeMore infiniment plus passionnant que ses concurrents généralistes, truffés d'insipides relous «en quête de moments de complicité et plus si affinités» … Quelques spécimens sont certes un peu bruts de décoffrage -- ainsi celui-ci qui tente d'installer l'amour dans son disque dur interne avec une ligne de code ( «sudo apt-get install LOVE» ), ou celui-là qui surjoue le côté nerd en nous draguant en binaire ( «01110100 01100101…» ) avant de nous proposer d' «échanger nos codes sources» (rien de salace : il voulait notre numéro de téléphone). Mais dans ce monde de bits, les geeks ne sont rien que des gros romantiques, qui rêvent de «jouer la vie en mode coopératif jusqu'à ce que le game over nous sépare» .

(1) Le pseudonyme a été changé pour préserver son anonymat.

Paru dans Libération du 14 février 2012

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