Madame est servie

par Raphaël GARRIGOS et Isabelle ROBERTS
publié le 3 octobre 2010 à 12h11
(mis à jour le 3 octobre 2010 à 21h53)

La Voie de Carla , de Marc Berdugo, 22h45 sur France 3.

Enfin. Cinquante-trois ans… ! Cinquante-trois ans que la tétralogie attendait son quatrième épisode, celui qui allait presser une dernière fois nos petits cœurs avec une belle histoire d'amour, celui qui allait ravir encore nos yeux d'un tourbillon de taffetas, de dorures et de cuillère à sucre en argent, oui cette cuillère à ce point savamment orfévrée que pas un cristal ne s'en échappe (laissez, on vous expliquera, le coup de la cuillère à sucre). Mesdames et messieurs, après Sissi (1955), après Sissi impératrice (1957), après Sissi face à son destin (1957), la troisième chaîne de l'ORTF retransmet ce dimanche à 22 h 45 en couleurs et en stéréophonie Sissi première dame de France (2010). Hormis les yodlées et Papili en culotte de peau, il ne manque rien. Sauf que, hélas, France 3 n'a pas conservé notre titre, lui préférant celui-ci : la Voie de Carla . Et qu'en guise de Franz, il faut faire avec Nicolas de même qu'en guise d'impératrice d'Autriche, il faut faire avec «Carla», ainsi que, tout au long de cette sidérante hagiographie documentaire certainement sponsorisée par Baranne, on appelle Carla Sarkozy.

Madame reluit

C'est ballot. Dans le dossier de rentrée de France 3, on nous détaille les 23 documentaires à ne pas rater et rien, pas même une ligne riquiqui sur la Voie de Carla … Pas évident de passer pour le cireur d'escarpins présidentiels. Pourtant, c'est une belle tradition du service public : on a droit sur la Trois aux bonnes œuvres de Bernadette Chirac et la Deux s'est déjà fendue d'un bien gentil portrait de Cécilia alors Sarkozy. Forcément, la nouvelle Première Dame, ça manquait. Mais allez chercher le commanditaire de la Voie de Carla que tout le monde se planque, accusant vaguement l'ex- équipe dirigeante de France Télévisions, laquelle est frappée d'une foudroyante amnésie. Direction l'auteur, Marc Berdugo, au CV pas exactement Point de vue Images du monde puisqu'après être passé par l'agence Capa, il a récemment réalisé pour Arte une Thema A qui appartient l'Irak ? A Libération , Berdugo jure que le docu est son idée perso : «J'avais croisé Carla il y a vingt ans quand elle était mannequin et moi étudiant en journalisme, du coup elle a accepté.» Ils en ont de la chance, à l'Elysée, qu'on les fasse reluire gratos. Pas l'air très à l'aise, Berdugo revendique un «regard candide de journaliste qui n'est pas du sérail» . Il avoue tout de même ne pas avoir «assez de recul pour dire si c'est bien» et laisser «chacun libre de son interprétation.» Heu…

Madame rit

D'emblée, ça rigole. La caméra suit Carla Sarkozy, la Première Dame se cache derrière une porte et fait «hou» . Ho ben dis donc. Et puis, la voilà riant à côté d'un bronze : «J'adore cette statue, elle me fait poiler.» Ça y va, la déconne. Et puis elle tire la langue. Commentaire : «Tous ceux qui la côtoient vous le diront, la première chose qui frappe quand on rencontre Carla, c'est sa gaieté et son penchant pour l'autodérision.» Mais voilà, on ne peut pas passer son temps à mettre des coussins péteurs sous le siège de Claude Guéant, et la voix off traduit : «Du choix de plaire grâce à ses chansons à l'obligation d'être un modèle pour la nation [heu…], les attentes sont devenues immenses.» L'édifiant commentaire est servi sur fond de petit piano très poli, c'est joli comme tout.

Photo Reuters

Madame reçoit

Et figurez-vous que c'est un boulot que celui de Carla Sarkozy. «Les traditions à entretenir, 1 000 visages en attente des directives de la nouvelle maîtresse de maison» , explique, compatissant, le commentaire. Et Madame de nous faire visiter : «Vous voyez, là, nous avons toutes les merveilleuses assiettes, elles sont toutes différentes.» Du dernier chic, le service dépareillé. Tout est épatant : «Ça, c'est une cuillère magnifique , s'exclame l'épouse du mec qui détient les codes nucléaires, parce que quand que vous prenez du sucre avec cette cuillère, il ne tombe pas.» C'est très intéressant mais le journaliste ne s'en laisse pas conter et n'hésite pas à friser l'injure : «Vous laissez une vraie liberté à tous ces corps de métier ?» Eh ben oui, alors qu'on pensait qu'elle faisait fouetter au nerf de bœuf les domestiques, «Carla» laisse faire. Sympa. «Vous l'avez compris, slurpslurpe le commentaire, ici, la première dame suggère mais n'impose jamais.» C'est qu'elle l'aime, le petit personnel : «Si j'ai réussi à m'adapter, condescend-elle, c'est grâce à ces gens.» Et quand elle ne trouve pas sur son téléphone le numéro des loufiats ( «Je ne vais pas appeler monsieur Guéant pour un thé… !» ), son excellence descend elle-même à l'office passer commande. Vraiment, Madame est trop bonne.

Madame décore

Bon, et hormis pot de fleur, à quoi sert Carla Sarkozy ? Eh bien, elle est là pour faire joli, minaude-t-elle, tous clichés dehors : «Moi, je ne suis que la cerise sur le gâteau, j'essaie d'être une belle cerise, en tout cas une cerise qui ferait honneur à ce gâteau fantastique.» A ce qu'on en comprend, le gâteau, c'est Nicolas Sarkozy. D'ailleurs, mais c'est fortuit, la Voie de Carla dessine en creux un étrange portrait de ce président - oui toujours celui à la valise nucléaire - qu'on aperçoit à la périphérie des images. Il entre dans le champ, touche les cheveux de «Carlita», lui attrape le bras, la laisse l'apaiser et, bord cadre, la regarde comme un enfant de 5 ans à qui on vient d'offrir son premier vélo. Elle, qui dit avoir «saisi toutes les opportunités qui [lui] ont été offertes jusqu'à la dernière goutte» (non, rien), lui sert du «mon amour» , du «mon homme» et sous les ors de la République chantonne du Queen pour la complaisante caméra. Là, bien sûr, on attend la docte analyse d'un brillant éditorialiste politique et rassurez-vous, le voilà : Michel Drucker, aka un sujet, un verbe, un compliment, le seul intervenant du docu. Et quelle sortie : «A l'Elysée, on a quelqu'un qui joue de la guitare, évidemment, ça décoiffe.» A part ça, madame Sarkozy a ses œuvres, touche les écrouelles des SDF ( «ce contact est la partie la plus poétique du travail» , dit-elle) et visite l'Afrique atteinte du sida. Ça rend philosophe : «Au fil de ces deux années, quelque chose a basculé en moi, je ne m'intéresse plus à moi.» Là, on avoue, on a ri.

Paru dans Libération du 03/10/2010

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