Malek Khadhraoui : Droit dans son blog

par Arnaud Vaulerin
publié le 21 février 2011 à 12h32

Curieuse apparition pour un enfant du Web. Il débarque avec un attaché-case noir, un pardessus sombre et une cravate rose, cintré dans une timide raideur. La volubilité s'installe avec le café, dans les volutes de ses blondes. Sans gadget électronique ni sonnerie intempestive. A l'heure du tweet télégraphique, du billet égocentrique et de la vacuité frénétique à laquelle confine parfois l'activité blogueuse, Malek Khadhraoui n'a décidément pas la tête de l'emploi. Il avait d'ailleurs prévenu. «Je ne suis pas un hacker, un geek, un fondu de programmation informatique. Internet est un outil, pas une fin en soi.» Ce Tunisien de 35 ans est pourtant l'un des quatre administrateurs très affairés de Nawaat , un blog collectif indépendant qui, avec Facebook, a précipité la chute de Ben Ali enkysté au pouvoir depuis 1987. C'est Nawaat qui a mis en ligne les vidéos des manifestations à Sidi Bouzid, à Tunis, les images violentes à l'hôpital de Kasserine, les photos de martyrs, les exactions des nervis de Ben Ali. Ils ont contré la propagande du régime. Donné les noms des militants arrêtés, des martyrs exécutés. Repris les déclarations fracassantes des ministres et élus français.

«À la fin, on ne dormait plus» , savoure Malek Khadhraoui qui a repris son poste de cadre dans une société du secteur hôtelier à Paris, après des vacances dédiées nuit et jour à Nawaat. Mais il est resté très connecté au point de programmer un retour définitif en Tunisie. «Je règle mes affaires avant de repartir à la fin du mois.» Il ne le vit pas comme le grand retour après quinze années d'exil. Il n'a jamais arrêté les navettes entre la France, où il s'est toujours senti «comme un invité» , et Tunis où résident ses parents, ses deux sœurs cadettes et ses amis. Et il ne le vit pas non plus comme un retour joyeux. Malek Khadhraoui n'est pas le doux naïf rêvant aux lendemains qui chantent. Il scrute en «inquiet» cette Tunisie qui se cherche et sa «société malade» .

Il a vécu comme une «trahison» l'arrivée de Slim Amamou au poste de secrétaire d'État à la Jeunesse , quelques heures après avoir quitté les geôles du ministère de l'Intérieur où il avait passé six jours. Il raille les propos du blogueur qui s'est bombardé ministre devant des micros. Astrubal, l'un de ses coadministrateurs à Nawaat, voit en Malek Khadhraoui un «prudent aux aguets» , «intègre» et «pas vraiment opportuniste» . Ça peut sembler old school , mais ce Tunisien pudique -- qui rechigne à parler de son divorce en cours avec une Tunisienne -- s'affiche en homme de principes, attaché à l'idéal républicain. Il n'en aurait certainement pas fait une revendication s'il n'avait pas été humilié. Jeune entrepreneur, il tente en 2002 d'importer 200 ordinateurs en Tunisie. Et là, le «cauchemar du racket commence» . On lui réclame des «papiers inexistants et des attestations impossibles à avoir sans verser 5000 dinars» (2600 euros). Il découvre l'ampleur de la corruption. «Du portier des douanes, qui réclame 5 dinars, au directeur de l'administration, qui empoche une grosse enveloppe, tout le monde acceptait cet état de fait. C'était normal.» Pas pour lui. Il mettra de longs mois à récupérer sa marchandise. Il en profitera pour enquêter sur le «système codifié de la corruption» à la mode benaliste. Ce sera l'objet de son premier billet sur le site Réveil tunisien, en 2004. Et, en creux, l'occasion de rendre hommage à ses aînés et à «leur engagement pour le service public d'État» .

Malek Khadhraoui s'est construit en s'inscrivant dans la lignée du grand-père et du père. Le premier a été l'un des très proches compagnons de route de Bourguiba, le père de l'indépendance tunisienne. Malek se souvient du coup de fil rituel de son aïeul, chaque 25 juillet, pour lui rappeler sa joie de la proclamation de la république en 1957. Mais c'est de son père, érigé en «héros» , dont il est «très proche» . Il l'a par exemple consulté sur le bien-fondé d'apparaître en «der» de Libération . Journaliste à l'agence de presse d'État, le père a intégré la haute fonction publique, avant de la quitter dégoûté en 1994 pour monter un cabinet de conseil en communication. «Je me souviens de sa déception , raconte le fils, quand il voyait la direction prise par le pays dirigé par Ben Ali, si différente de celle voulue par Bourguiba.» La cleptomanie mafieuse et la prévarication policière du clan Ben Ali ont vite rebuté cette famille de la bourgeoisie intellectuelle, croyante mais guère pratiquante, où les dîners étaient l'occasion de débats, d'échanges et de rencontres. De cette «enfance protégée» , Malek Khadhraoui a conservé en mémoire des moments heureux, l'été à Sidi Bou Saïd et l'hiver dans les quartiers huppés de Tunis. Reste la passion pour Clint Eastwood ou les westerns spaghettis, découverts dans les cinés de quartiers.

Khadhraoui était destiné à faire carrière dans la haute fonction publique, à servir son pays. Comme ses ancêtres. «Je ne suis pas issu d'une famille d'opposants. J'aurais dû devenir un serviteur des institutions auxquelles j'ai toujours cru. C'est ma place.» Mais en 1995, le couvercle saute. Lors d'un voyage lycéen, l'enfant des beaux quartiers découvre l'envers du miracle touristique vendu par le régime. «Un choc» : des campagnes oubliées dans une «pauvreté écrasante» , des gens affamés, des enfants attardés. «Je n'en pouvais plus de la chanson quotidienne de la propagande , se souvient-il. La vraie nature de la dictature ne résidait pas dans la répression, mais dans la pression constante sur la société, dans le nivellement vers le bas. C'était étouffant.» Il s'échappe à Paris et s'inscrit en fac d'économie. Il multiplie les petits boulots, s'installe en banlieue, à Grigny, puis Montreuil. S'initie à Internet entre Paris et Tunis, avant de rejoindre Nawaat en 2005. Il signe des enquêtes fouillées de son propre nom. «C'est l'un des rares à bloguer à visage découvert , note Selim Ben Hassen, jeune dirigeant du mouvement citoyen Byrsa. Il est déterminé malgré les risques, calme. Il y a une force tranquille chez Malek.» C'est aussi un sérieux, du genre orgueilleux, selon l'un de ses proches, qui déteste le foot.

Soucieux de liberté d'expression, le fils et petit-fils d'homme de gauche a mué en «libéral de centre droit» . Élevé avec Tocqueville et les fondements de la démocratie, il s'est plongé dans John Rawls et sa Théorie de la justice . Il a perdu beaucoup d'idéaux, notamment sur la France et son «décalage entre les valeurs qu'elle professe et ses réelles pratiques démocratiques» . Où le «racisme est finalement plus social que racial» . Il fustige la «complicité d'une partie la droite» avec Ben Ali. «Brandir la menace islamiste comme l'a fait Sarkozy, c'est le niveau très bas de la politique. À droite, il y avait l'idée que les Tunisiens ne méritent pas une vraie démocratie.» Pour la première fois, il s'énerve.

Paru dans Libération du 19 février 2011

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