Marchez dedans, ça porte bonheur

par Raphaël GARRIGOS et Isabelle ROBERTS
publié le 21 novembre 2011 à 11h13

Emportés dans un grand vent de fleurs parfumées à l'Airwick senteur Fraîcheur du large et minéraux étincelants vaporisé dimanche par la Journée de la gentillesse, nous ne pouvions plus le quitter, Frédéric Lopez. La semaine dernière, nous louions par avance sa nouvelle émission, Leurs secrets du bonheur , mais nous étions loin, alors là bien loin du compte, ainsi que nous nous en aperçûmes mardi à 20 h 35 sur France 2. Il nous promettait «un magazine original, émouvant, surprenant et réjouissant, destiné à rendre notre vie plus belle» . Original ? Du jamais-vu, oui. Émouvant ? Il faudrait être de ces cyniques journalistes parisiano-bobo-téléramo-inrockos-libérationesques pour ne pas fondre. Surprenant ? C'est peu dire. Réjouissant ? Ah ça oui, au point qu'on a décidé de remettre illico Frédéric Lopez sur l'ouvrage de cette page. Il fallait que nous glissions nous aussi dans la «Boîte à mercis» présentée par Frédéric Lopez dans son émission (si, si, on vous jure, une boîte à mercis…) notre petite démonstration de gratitude.

La cathédrale

Pling, pling, pling… Les lents accords de piano du générique vous emmènent immédiatement vers des univers barbapapaisés à la Mariah Carey (époque Without You ). Importants, les pling-pling, on va se les appuyer tout au long de l'émission. Pling-pling donc pendant que des images, entre pub McDo et campagne de santé publique pour l'hygiène bucco-génitale, défilent : des gens s'enlacent, s'embrassent, oh, regardez la mignonne petite asiatique, d'aimables vieillards à la chevelure d'albâtre, des bulles de savon et deux petites filles bras-dessus, bras-dessous, une blanche et une noire. Si c'est pas le bonheur, ça. Et puis voilà le plateau. Un plateau ? Nos culs ! C'est une cathédrale : de gigantesques arches s'élèvent jusqu'au ciel de projecteurs, encadrant des vitraux de plasma où volettent des petits nuages blancs au-dessus des ouailles, heu… du public disposé en amphithéâtre. Jaillissant dans un flot de lumière libéré par l'ouverture d'une porte monumentale, une ombre se découpe : c'est Frédéric Lopez.

Le Frère Lopez

Oui, l'animateur sur Autoroute Info en 1991. Mais qu'on connaît mieux depuis qu'il envoie des célébrités se refléter le nombril dans les yeux de bons sauvages à l'autre bout du monde. D'ailleurs, pour ce «rendez-vous dont [il] rêve depuis plusieurs années» (genre, vous les ronds-de-cuir de la télévision qui ne goûtez pas mes idées révolutionnaires), Lopez nous refourgue d'emblée ses «hommes fleurs Mentawaï» et autres «Lolo noirs» de Rendez-vous en terre inconnue , histoire qu'on comprenne bien qu'on est plus heureux avec un étui pénien qu'avec une Xbox. «C'était le bonheur ailleurs , enchaîne Lopez, je vous propose désormais une fois par mois de nous interroger sur le bonheur ici.» Ah. Une fois par mois ? Quand même. Mais on n'arrêtera pas comme ça le prêche de Frère Lopez, des accents de Florent Pagny dans la voix : «Nous rêvons tous d'une existence heureuse, mais vous le savez bien, nos vies sont des montagnes russes.» Un jour en haut, un jour en bas, burp… Et Lopez de poser la grande question, colonne vertébrale de son génial concept : «Peut-on agir sur notre bonheur ?» C'est beau d'avoir ainsi le service public chevillé au corps.

Le regard mouillé numéro 4

Pling, pling. La porte, le flot de sunlight, une femme s'avance sur le plateau, s'installe au centre, seule dans la lumière, tandis que le public et Lopez sont plongés dans la pénombre. Elle porte une robe entre fée et Raël. Se lance dans un monologue, sa vie, son frère mort à 12 ans, son anorexie, ses études. Un instant, sa voix se brise, elle se tourne vers Lopez, qui l'encourage de son célèbre regard mouillé numéro 4 (il en a 12 en tout, on les a comptés). Là, on s'aperçoit qu'un truc déconne : la dame n'a qu'un bras et zéro jambe. Elle explique l'accident et comment, avant, elle passait «à côté de ses désirs» : «Je me suis prise en main d'une seule main» et de cette seule main, elle s'est lancée dans la peinture. Bonheur. Applaudissements, regard mouillé numéro 3, celui que Lopez accompagne d'une morsure des lèvres afin de ne pas éclater en sanglots. Là, c'est selon : soit vous vous mouchez dans votre redevance télé, soit vous envoyez une lettre anonyme à Jacques Pradel pour qu'il demande des royalties à Lopez.

Merci pour l’audience pourrie

Ou, au choix, Bataille et Fontaine, qui peuvent réclamer leur droit à la propriété, oserons-nous, intellectuelle sur la séquence suivante : «On va assister à un joli moment de télévision , menace Lopez, un être humain va remercier un autre être humain qui ne le sait pas encore.» Voilà Sabah, ou plutôt, pling, pling, voilà Sabah qui se lance à son tour dans un monologue pour remercier une Bernadette qui lui a donné accès à la culture. Laquelle Bernadette n'en croit pas ses yeux (enfin ses oreilles, parce qu'elle est aveugle). Embrassades, pleurs dans le public, regard mouillé numéro 8 de Lopez. Et on vous passe la rencontre sur un banc public baigné de fumigène entre Narmine, 17 ans, et Colette, 83 ans, sur le thème lancé par Lopez : «Avant de partir, qu'avons-nous à transmettre ?» Bravo pour le tact, Fred. En même temps, pour ce qu'elle a à dire, Colette maugréant contre «tout un tas de problèmes avec ces histoires d'Internet et de jeux vidéo» … Zyva, Mamie Bullshit.

Mais Fred, il va falloir arrêter de nous faire des émissions aussi riches, parce qu'on ne va pas pouvoir accorder au scientifique toute la place qu'il mérite. Oui, les gars, un scientifique. Et même «un chercheur en psychologie des émotions dans une université très prestigieuse» (bon c'est Louvain, en Belgique). Ilios Kotsou, il s'appelle. Il est là pour dégainer des études américaines démontrant à grands coups d'histogrammes que, quand on est heureux, nos amis habitant à côté de chez nous, sont heureux aussi et ce jusqu'à 16 km. Pile. Las, la noble entreprise n'a que peu converti : seules 3,2 millions de personnes, pardon d'êtres humains, pour 12,9% de part d'audience se sont enrôlés mardi chez Lopez et sa Grande Eglise Réformée du Bonheur et de l'Iridescence (ah, tiens, ça fait Gerbi).

Paru dans Libération du 19 novembre 2011

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