portrait

Mélo démêlé

Radu Mihaileanu. Trente ans après avoir fui la Roumanie de Ceaucescu, le réalisateur du «Concert» est enfin apaisé.
par Marc Semo
publié le 6 janvier 2010 à 0h00

Un tournage est toujours une aventure, avec ses moments exaltants, cocasses ou parfois ennuyeux mais dans celui du Concert, il y en a un que Radu Mihaileanu savoure tout particulièrement. La scène se passe à l'aube. La petite troupe du faux-vrai orchestre du Bolchoï en partance pour Paris bat la semelle sur la place Rouge dans l'attente d'un improbable bus. Il lui a fallu six mois de patience et de tourments bureaucratiques pour obtenir l'autorisation de déployer là ses caméras. «Nous sommes au pied du Kremlin, le cœur du pouvoir russe, et pour moi c'est comme une revanche même si je ne l'ai compris qu'après», s'esclaffe l'ancien réfugié ayant fui la Securitate de Ceausescu, le juif roumain devenu cinéaste français à succès. Son dernier film cartonne avec déjà près de 2 millions d'entrées, et cela grâce au bouche à oreille. Nombre de critiques ont une fois de plus fait la fine bouche devant ce mélo absolu sur fond de concerto pour violon de Tchaïkovski. Le public rit et pleure. «La comédie n'a de sens que sur fond de tragédie, comme dans la vie», explique Radu Mihaileanu resté depuis son enfance un inconditionnel de Charlot, «le perdant malin imparfait et sublime». Tignasse bouclée et barbiche courte, un zeste de «r» roulés, il assume son identité composite avec toujours à la bouche le «witz», le mot d'esprit et l'autodérision des êtres sans illusion ballottés par l'histoire.

Depuis plus de vingt ans, Radu Mihaileanu habite le quartier de la République, côté XIe arrondissement de Paris. Il aime son mélange ethnique et social. Gosse en Roumanie, il allait jouer avec les petits Tziganes d'un campement voisin de sa maison de vacances. Dans tous ses films apparaissent ses potes les Gitans, transgresseurs de frontières et d'ordres établis. La rue Saint-Maur, c'est la patrie de l'exilé. Il y côtoie cette différence, cet entre-deux, qu'au début il chercha tant à gommer en lui. Il n'a jamais oublié son arrivée à l'Idhec, l'école de cinéma (actuelle Femis), en petit réfugié roumain.«Ma mère avait vendu son alliance pour m'acheter avant mon départ de Bucarest un beau costume. J'étais là engoncé et mal à l'aise, alors que tous les autres étaient en jeans.»Ses copains contestaient les profs et le savoir magistral. «Moi, je voulais apprendre», se souvient Radu qui longtemps s'est senti «un animal bizarre».

Nombre de ses copains de promo - Arnaud Depleschin, Eric Rochant, etc. - se sont rapidement affirmés comme les symboles d'un renouveau du cinéma français d'auteur. Lui se sentait un peu largué et à la recherche de lui-même. Son premier long métrage,Trahir, sur la compromission et le flicage au quotidien par la Securitate, était un film roumain parlé en français. Pas évident. Puis il y eut Train de vie où il inventait le conte d'un shtetl, petit village juif d'Europe orientale, qui organise sa fausse déportation en train pour se faufiler entre les lignes et échapper à l'extermination. Malgré un prix du scénario, aucun producteur n'osa d'abord s'y lancer. Jamais jusque-là aucun film n'avait mélangé le rire et les larmes sur la Shoah. Il lui faudra plus de trois ans d'efforts pour arriver à le tourner. Un peu plus de dix ans plus tard, autre triomphe avec Va, vis et deviens, la merveilleuse histoire d'un gosse éthiopien qui se fait passer pour juif afin d'être adopté en Israël. On y retrouve à chaque fois ce qu'il appelle «l'imposture positive».

«Je suis un cinéaste de gauche aimé par la presse grand public parce que je parle de valeurs simples comme l'amitié, la solidarité, la tendresse, la dignité humaine», explique le cinéaste convaincu d'avoir tourné avec le Concert son film «à la fois le plus personnel et le plus français». A l'origine du scénario, il y a deux histoires vraies. Celle du chef d'orchestre du Bolchoï Evgueni Svetlanov, chassé de son poste pour s'être opposé au licenciement des musiciens juifs, décidé par Brejnev. Et celle d'un faux orchestre du Bolchoï qui se rendait à Hongkong, finalement découvert. Radu mêle les deux, il brode, il extrapole.

Les tragédies du communisme furent celles de sa famille. Son père échappe de justesse aux camps nazis, change son patronyme Buchman pour celui très roumain de Mihaileanu et rejoint la résistance communiste. Mais une fois le PC au pouvoir, sa carrière stagne, car bien que journaliste et traducteur reconnu (Malraux, Mauriac,...) il reste suspect de par ses origines. Quand ses parents apprennent au petit Radu, sa judaïté, il en parle naïvement à ses copains d’école… et se fait tabasser. Et avec son frère il mangeait du jambon pour voir si Dieu allait les punir.

«C'est très roumain et très juif à la fois, que de rire dans les larmes», dit Radu dont le départ de Roumanie fut une quintessence du genre : «Officiellement, je partais pour un voyage de quinze jours en Israël et il fallait afficher devant la police de l'aéroport un sourire de bonheur alors que ma famille et moi savions que j'allais ensuite me réfugier en France et que nous risquions de ne jamais plus nous revoir.» Une fois arrivé, deuxième mise en scène pour éviter les représailles. Il appelle la famille - le téléphone est évidemment sur écoute - pour leur annoncer son désir de rester à Paris et selon le scénario convenu, ils le maudissent tout en exultant intérieurement. Sur les bords de Seine, il reste un exilé, qui jamais n'a demandé l'asile politique. «Je me sentais traqué partout et d'abord à l'intérieur de moi-même, jamais je ne donnais mon adresse : cela a duré quasiment jusqu'au renversement des Ceausescu», soupire le cinéaste dont les premiers moments en France furent difficiles. «Dans un pays communiste, il n'y avait rien d'autre que l'amitié, l'amour et le sexe. Les relations personnelles étaient le plus important alors qu'en Occident les gens s'abritent derrière une carapace et moi je voulais tout trop vite», raconte le cinéaste qui peu à peu réussit à trouver ses marques. Il se marie avec une séfarade française, ils auront deux garçons.

Désormais, il est reconnu et apaisé : «J'ai arrêté de courir derrière l'identité des autres et je m'accepte comme je suis.» Métèque revendiqué et fier de l'être. Son père insiste pour qu'il abandonne «ce nom à coucher dehors de Mihaileanu» pour reprendre celui de Buchman, littéralement l'«homme du livre». Radu s'y est toujours refusé pour ne pas effacer ce chapitre de l'histoire familiale. Et malgré sa passion pour les livres. «Je voudrais qu'il y en ait partout, sur tous les murs jusqu'au plafond», soupire le cinéaste dont «le rêve secret» serait de devenir écrivain, de se mesurer avec cette langue française devenue la sienne mais qui l'impressionne encore tellement. Il pense à d'autres Roumains qui se coulèrent dans ce même moule, Ionesco ou Cioran. Cela le paralyse et cela le tente. Radu aime les défis.

Photo édouard Caupeil.MYOP

En 7 dates

23 avril 1958

Naissance à Bucarest (Roumanie).

Novembre 1980

Emigration en France via Tel-Aviv.

1983

Diplômé de l’Institut des hautes études cinématographiques (Idhec, devenu la Femis).

1993

Trahir, premier film.

1998 Train de vie,

salué au festival de Venise.

2005

Va, vis et deviens. Novembre 2009 Le Concert.

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