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Libération

Merci qui ? Merci mon Chain

par Raphaël GARRIGOS et Isabelle ROBERTS
publié le 5 avril 2010 à 16h38
(mis à jour le 29 mars 2011 à 11h42)

On aura rêvé. Un «magazine d'information» en prime time sur TF1, à l'heure de Joséphine, ange gardien  ? Alors là, on a beau chercher dans nos ramollos ciboulots, c'est du jamais vu depuis la privatisation de la Une en 1987 - si du moins l'on excepte la Ferme Célébrités . Et pourtant si : lundi soir, alors que, stupéfaite, la soupe figeait dans l'assiette, un monsieur nous présentait bel et bien un «magazine d'information» avec, dedans, «l'ambition de [n]ous montrer la réalité d'encore plus près, de façon plus claire, plus précise, plus nette, plus nuancée aussi» . Wow, ça fait beaucoup d'un seul coup. Et puis, il y a le titre, Haute Définition , et puis il y a le sous-titre, 100 minutes d'investigation, et puis il y a l'homme.

Grand, très grand, le sourcil profus de celui qui ne s’en laisse pas conter par le diktat de la beauté hygiéniste de la télé, il a inventé le journalisme pour les nuls, capable de convertir le nombre de hamburgers débités par McDonald chaque minute en superficie de terrain de football : mesdames messieurs, Emmanuel Chain. Dont nous allons vous montrer le magazine d’encore plus près, de façon plus claire, plus précise, plus nette, plus nuancée aussi. Enfin, nuancée, on verra.

Hep, tu regardes, chéri ? «A l'opposé du spectaculaire» , «sans artifice ni caricature», «mon émission n'est pas racoleuse» . Avant la diffusion, Emmanuel Chain s'est répandu dans la presse pour défendre son émission. Pourtant, le seul énoncé des sujets aurait peut-être pu laisser penser que… Non, a dit Chain, pas racoleur. Et c'est vrai qu' «Internet, la cour de récré qui tue» , c'est pas racoleur. «Internet, la cour de récré de la mort qui tue nos petits enfants blonds avec des ciseaux rouillés» , ça oui, ça aurait été racoleur. De même, «Mon voisin est un dealer» , non, pas racoleur. Pas comme si Chain avait choisi comme titre : «Mon voisin est un dealer, ma voisine est une pute et l'autre, au bout du couloir, il est pédophile, la preuve il a Internet.» Un peu trop old TF1, ça. Idem le sujet «Maman préfère les jeunes» , c'est quasi du journalisme mormon. Alors que «Maman préfère les jeunes car papa ne bande plus sauf avec les putes qu'il trouve sur Internet» , ça c'était racoleur. Là, l'honneur qu'essaye se racheter TF1 et le journalimse sont saufs. Enfin, le journalimse à la Chain. C'est-à-dire en interpellant directement le téléspectateur à grand renfort de «vous» superimpliquants. C'est-à-dire le journalimse avec des chiffres. Plein. «La France où il y aurait 3 millions de femmes seules, c'est 2,5 fois de plus qu'il y a 20 ans» , énonce Chain. Soit, selon nos calculs, cher Manu, 36,8 Stades de France.

En aura-t-on eu des émotions alternées en regardant Haute Définition … Indignation sur le Web tueur d'enfants, compassion sur les enfants de Michael Jackson, épouvante sur la drogue en banlieue et enfin - l'avouera-t-on ? Oui ! - une légère excitation sur les dames qui draguent des jeunes. Et le lendemain, un peu de pitié au vu des chiffres d'audience (4,9 millions de téléspectateurs, soit peanuts ). Car c'est ça, Haute Définition , un club sandwich rassis de sujets battus et rebattus par la presse people et féminine (les gniards Jackson, les cougars) et de sujets «qualitatifs» , comme dit Emmanuel Chain qui ne vient pas du marketing de Danone pour rien. On allait voir ce qu'on allait voir, «des points de vue inédits» vantait Chain un peu partout. Ça commence mal, niveau inédit, avec le nouveau marronnier de la télé, celui qui a supplanté le jeu du foulard : Internet et les pauvres chtits nenfants. Et là c'est maximum miquettes : «Vous, les parents, n'en savez presque rien.» Ah mon dieu, mais de quoi ? Du «cyberbullying» (écrit en mignonnes lettres d'écolier). 'Reusement TF1 est là : «Nous allons vous emmener dans les coulisses de cette cour d'école virtuelle, une cour de récré puissance 1 000 où tous les coups sont permis.» Et c'est parti pour vingt minutes de groupes Facebook «Pour que Kevin arrête de faire tout le temps le bolosse» , de Cynthia qui a envoyé une photo d'elle toute nue à son boyfriend, laquelle photo, comme c'est bizarre, a ensuite parcouru le monde entier, accompagnée du numéro de portable de la jouvencelle. Du coup, Cynthia ne répond plus au téléphone. «Qu'est-ce que tu redoutes ?» demande le journaliste. «Bohein, cette histoire eud photo !» Oui, Cynthia, malgré son patronyme californien, est un peu du ch'Nord. Et le sujet de se conclure inévitablement par le suicide d'un Sébastien de 14 ans, bègue et harcelé de mails insultants. Morale : «Chaque année, plus de 500 jeunes de 15 à 24 ans mettent fin à leurs jours mais aucun chiffre, personne ne sait combien parmi eux sont victimes d'Internet.» Ni racoleur ni caricatural, on a dit.

22, v'là TF1 ! «Quand on vous parle de la drogue en banlieue, dit la voix off, vous voyez plutôt ça.» Et là, badaboum, pimpon, police ouvrez, portes défoncées au bélier, comme dans un bon vieux Droit de savoir époque Charles Villeneuve. Autant dire qu'avec Chain, TF1 tente de se ravaler la virginité : on filme la cité côté dealers et non côté flics. Et avec une caméra bien visible. Et autant dire que l'opération virginité est ratée : le commentaire en met plein les oreilles ( «Ce que vous allez voir est normalement impossible à filmer», «vous allez voir ce qui se passe quand la police n'est pas là» ) et les images plein la vue. Qui montrent des trafiquants - du moins présentés comme tels - d'une cité de Seine-Saint-Denis expliquant doctement l'organisation du bizness. La drogue, les armes - qu'on ne voit jamais dans le reportage - les habitants qui, au grand effroi de la journaliste, laissent faire sans appeler la police. Incroyable, ça ! Retour plateau et voilà Emmanuel Chain qui lance : «Vous avez bien entendu, ces habitants préfèrent ne pas appeler la police. Eh bien nous, nous l'avons appelée, elle est avec nous ce soir.» S'ensuit non pas une descente, mais l'interview d'un policier. La descente, la vraie, avait eu lieu le matin même de la diffusion, la police serrant tous les dealers filmés par TF1. L'auxiliaire de police Emmanuel Chain a eu beau protester de son indépendance et juré n'avoir dénoncé personne, on en reste baba. Ça, bravo: faire coffrer les vilains de son reportage, même Charles Villeneuve ne l'avait jamais réussi.

Paru dans Libération du 03/04/2010

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