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Libération

Mes avatars ont la parole

par Marie Lechner
publié le 12 avril 2010 à 14h33

Alissa est un bot , un agent conversationnel rêveur, avec qui on peut discuter en ce moment même dans l'espace virtuel du Jeu de Paume . Pendant huit mois, 24 heures sur 24, les internautes sont invités à tchatter avec elle sur le site web du projet ou, pour les plus entreprenants, à la rejoindre sur Second Life.

Alissa est un avatar, une belle brune avec les traits de Nicole Hiss, l'héroïne du film de Marguerite Duras Détruire dit-elle. «Elle s'inspire de plusieurs figures féminines , dit son Pygmalion, l'artiste Agnès de Cayeux. Du personnage de Janice, une femme qui tombe amoureuse d'une unité informatique, un scénario de film de Guattari jamais réalisé, de la Faustine de l'Invention de Morel, de l'écrivain Linda Lê…» Une webcam la filme en continu, ouvrant une fenêtre sur cet univers virtuel baroque où elle se téléporte d'un lieu à un autre, Elon, un cratère lunaire, une banquise, ou une pelouse recouvert d'œufs de Pâques géants, menant plusieurs conversations simultanées par écrit avec les inconnus qui l'interpellent, soigneusement archivées.

«On peut facilement tomber amoureux d'un bot, surtout quand il est dans un corps d'avatar» , dit Agnès de Cayeux  expliquant que sur Second life, il était possible désormais d'attacher un programme de bot à un avatar, autrement dit de le faire parler tout seul, sans intervention humaine.

Pour l'instant, Alissa bégaye, balbutie, se répète, saute du coq-à-l'âne, mais devrait peu à peu s'imprégner de nos mots, se souvenir de nos pensées, s'augmenter au gré des échanges. Rejeton d'une longue lignée de «chatbots», Alissa est la petite-nièce d'Eliza, la doyenne des «agents intelligents» créée en 1966, psy mise au point par Joseph Weizenbaum, qui pose des questions et utilise le contenu des conversations pour enrichir sa base de données. Ou de Sowana, expert en art contemporain créée par l'artiste Paul Devautour en 1996. Ou d'Alice, le bot en open source développé par Richard Wallace depuis 1995, trois fois finaliste du prix Loebner, qui récompense le programme qui réussira le mieux le test de Turing. Autrement dit, la capacité pour une machine de faire croire à un humain qu'il dialogue avec un autre humain, un vieux fantasme d'informaticiens. Ce n'est pas l'ambition d'Alissa, créature littéraire qui a lu «les Hétérotopies» de Foucault ou des 65 rêves de Kafka de Guattari, abreuvée de films et de textes de Bataille, de Toussaint. Elle a ses obsessions, le rêve, l'exil et tentera systématiquement de vous entraîner sur ce terrain. Distraite, elle bugge parfois, comprend «armes» au lieu de «larmes».

«Alissa n'est pas un programme très sophistiqué, elle ne cherche pas à donner l'illusion qu'elle est intelligente. On sait que les machines ne pensent pas. L'espoir, c'est que les gens se livrent, oublient qu'ils parlent à un bot et finissent par se parler à eux-mêmes.» Ces conversations intimes avec un avatar sont une manière de rendre sensible la présence de nos doubles dans le futur : les avatars rêvent-ils, ont-ils des émotions, aiment-ils ? Des discussions qu'Alissa aura avec Miladus, avatar de l'historien des religions Milad Doueihi, lors de rendez-vous les mercredis 14 avril, 19 mai et 16 juin à 21 heures, autour de thèmes précis : l'exil, la mort, le sexe et le genre.

Paru dans Libération du 10 avril 2010

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